Vous vous trouvez actuellement dans une saga en 3 volumes sur la dystopie. Veuillez consulter le plan :
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Le phénomène culturel de la dystopie est évidemment un phénomène éditorial. Mon but avoué est de comprendre un chouïa comment cela fonctionne. Bien sûr, à prendre avec un peu de recul : pas mal d'éléments de réponse ne sont que mon interprétation personnelle.
Cette partie es un peu plus longue que les autres, mais y a toujours autant de gifs. #InstructionSansDouleur
Donc, pour commencer :
- I. Comment raisonne l'éditeur face à ce phénomène ?
Au départ, l'éditeur achète un " projet ", pas un genre : il flashe ou du moins, il valide, un projet de roman, qui devient un projet éditorial. Natacha Derevitsky, directrice de chez Pocket, témoigne que lorsqu'ils ont acquis Hunger Games, ils ne " savaient pas " que c'était de la dystopie, le roman n'était pas classé ainsi, pour eux. C'est en se renseignant par ailleurs qu'elle a découvert que l'édition était " complètement dans un flot de dystopie ". Ils se sont ainsi positionnés sur une niche peu exploitée en France à ce moment-là.
Être précurseur signifie donc à la fois :
- Prévoir les phénomènes émergents (ex : sorciers, vampires, zombies...) afin de se positionner dessus rapidement.
- Importer les nouveaux courants. Il ne s'agit pas uniquement d'avoir l'œil aux aguets, il faut aussi beaucoup regarder ce qui se fait à l'étranger, notamment outre-Manche et outre-Atlantique, pour être importateur des nouveaux courants. Ex : Pocket Jeunesse (avec Hunger Games, en 2009). Tout comme Gallimard l'a été avec Harry Potter en 1998, et Hachette (avec la collection Black Moon) l'a été avec Fascination (Twilight en V.O.), en 2005.
Être une référence, cela signifie avoir un catalogue de référence dans ce genre à succès. Être installé, avoir une collection qui donne une bonne visibilité, un catalogue varié. Cela implique de :
D'après N. Derevitsky chez Pocket Jeunesse, les 3 clés indispensables pour un roman dystopique sont :
- une qualité d'écriture, une " patte " d'auteur ;
- " des héros forts ", qui porteront l'histoire et permettront l'identification* ;
- " un univers dystopique original ", " pas de remâché et de vu cent fois ".
Exigences qui sont peu ou prou les mêmes pour tout genre connaissant à une période un succès florissant : on va bien évidemment chercher ce qui se démarque, par l'une ou plusieurs de ces trois qualités essentielles. La perle rare, le diamant.
(*HS sur la question de l'identification : je vous invite à lire Clémentine Beauvais, ICI, p. 19)
- b) Re-publier d'anciens titres qui correspondent à ce genre
Certains titres sont parus mais... pas au bon moment. Sans qu'ils soient passés inaperçus (ceux qui sont republiés ont forcément eu du succès initialement), ils se voient offrir une 2nde chance avec l'arrivée de cette mode.
Ainsi l'étendue du catalogue peut se jouer sur la republication (ou première traduction) de romans vieux de quelques années déjà, notamment dans le cas d'une adaptation cinématographique américaine en cours (ex : The Giver (Le Passeur) chez L'École des Loisirs, a connu une nouvelle (et magnifique) édition en 2014. Les tomes 1 et 4 (ceux chez L'École) sont ressortis.
- c) Mais alors, qui est la référence en dystopie jeunesse ?
Il s'agit sans aucun doute de Pocket Jeunesse, très présent dans le rayon et dans le top des meilleures ventes ( Uglies, Hunger Games, Gone, L'épreuve ...)
Outre PKJ, d'autres maisons ont une bonne visibilité : Gallimard Jeunesse (chez Pôle Fiction) par exemple, et Syros ( Méto, Nox, #Bleue, Théa pour l'éternité, U4...).
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Le groupe Éditis est extrêmement bien représenté dans ce genre, puisqu'il compte Pocket Jeunesse, Syros et Nathan (Divergente) en son sein,
mais aussi Robert Laffont (dystopies plutôt " filles " comme La Sélection, La Déclaration, Insaisissable, Starters)
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Gallimard publie des dystopies inattendues qui frôlent parfois avec la fantasy, plutôt de qualité, et avec une bonne représentations d'auteurs français : Terrienne, Le combat d'hiver, Felicidad, Génésis, Interface, Promise.
La dernière sortie dystopique cool de chez Gallimard :
- Hachette n'est pas très bien représenté, mais c'est parce qu'il s'est positionné sur les histoires de vampires, avec sa collection Blackmoon qui ne publie (quasi) que ça et est presque en situation de monopole.
(...notamment en ce qui concerne les maquettes (c'est à dire : le look.))
- Avec des maquettes plus adultes
- Les éditeurs cherchent à rendre l'ambiance sombre et difficile du contenu par des couvertures plutôt neutres au niveau du genre (féminin ou masculin), sombres dans leurs couleurs, et souvent composées d'un simple logo, ou de dessins aux arrêtes franches, un peu dans le genre du rétro-futurisme (cf. futurisme italien des années 20-40).
- De nombreux éditeurs proposent des couvertures photo, typiquement beaucoup plus marquées rayon adulte (par opposition aux illustrations). L'esthétique des genres thriller et psychologie fait une grosse incursion.
- Création d'une marque (logo)
La plupart de ces maquettes rappellent alors davantage celles du catalogue Thriller ou Horreur que celles du catalogue Jeunesse : le public adolescent est ravi d'avoir à la fois les couverture cool de la jeunesse et plus sobres et noires du rayon adulte.
- Avec des maquettes plus féminines
- Avec Hunger Games, et Uglies, les premiers de la vague dystopique, on a des héroïnes féminines, ce qui a semblé donner le ton : une majorité des dystopies sont portées par une héroïne, et le lectorat est vu par les éditeurs comme essentiellement féminin. Partant de là, on assiste à la naissance de projets éditoriaux dystopiques étonnants, où l'auteur de la série 4 filles et 1 jean, le roman d'été par excellence centré sur l'amour et l'amitié, publie une dystopie : Ici et maintenant (centrée sur une romance également). Avec des auteurs qui ajustent leur plume pour glisser de leur terrain habituel vers celui de la dystopie, on a clairement affaire à des stratégies éditoriales.
- Autre tendance : les héros étant principalement des héroïnes (sur le modèle d'Hunger Games et dans la continuité de la dernière tendance en littérature jeunesse, la bit-lit), on assiste à des choix éditoriaux souvent féminisés : tant au niveau du contenu que de la maquette (couverture). On retrouve ici les logiques " High-School AU " (Univers alternatif 'du genre' se situant au lycée ou une sorte d'académie). Comparez les univers de La Sélection et Les Vampires de Manhattan.
Cependant, est-ce toujours pertinent ? Se basant sur un lectorat féminin, l'éditeur fait parfois des choix qui lui aliènent totalement le lectorat masculin potentiel. (Cf. Maintenant, c'est ma vie, que j'ai désespérément essayer de faire lire à mon idiot de frère qui n'a jamais voulu y toucher parce qu'il y a des fleurs sur la couverture.).
C'est une stratégie qui consiste à se garantir une base en visant un public-cible très précis.
4/ L'éditeur joue sur l'événementielAvec l'essor du transmedia, dont Dystopienne vous parle mieux que moi, les éditeurs ont la joie et le stress de pouvoir & devoir jouer sur l'événementiel, ce qui leur permet d'optimiser les recettes des best-sellers. Comment ?
- En en faisant la promotion (le " marketing ")
À tout moment ( avant la sortie, pour la sortie, à chaque nouvel événement (notamment lors des adaptations cinématographiques)), on relance l'intérêt du public.
- Ex : Pocket Jeunesse a anticipé l'adaptation cinématographique de Hunger Games qui devait contribuer à relancer les ventes du livre (phénomène observé à chaque sortie des films Harry Potter et Twilight). Plus de six mois à l'avance, un guide officiel du film a été publié contenant de nombreuses photos de tournage. Les mêmes stratégies sont suivies pour L'épreuve (Le Labyrinthe et Cie), de James Dashner. Et on réédite bien évidemment les livres avec des couvertures tirées des films. (Observez ce petit avant/après) (NB : Divergente, c'est chez Nathan, mais je le laisse là pour l'esprit de comparaison)
Succès de vente assuré qui a, à l'époque de Hunger Games, dépassé les espérances de l'éditeur puisque 8 joues avant la sortie du film en salles, les librairies ont affiché des ruptures de stocks. XD
Le signe qui prouve qu'un phénomène émergent est devenu une tendance est le lancement d'une campagne éditoriale très longtemps à l'avance, chose qui s'est fait pour la première fois en jeunesse autour des tomes de Harry Potter. Or, depuis quelques temps, ça se fait régulièrement pour les dystopies, même celles de nouveaux auteurs ou quasi inconnus ! (Ex. le lancement de Au commencement, le 1er tome des Chroniques de la Fin du monde, chez PKJ, 6 mois avant la sortie.)
- Par le biais de recommandations de lecture (sur internet comme en magasin)
- que ce soit dans les librairies (sur podium) et sur les plateformes de vente comme Amazon, où l'on se voit recommander les meilleures ventes (donc Le Labyrinthe) et les autres succès du rayon jeunesse (donc beaucoup de dystopies). Pour illustration, le podium des meilleures ventes de la Fnac près de chez moi :
- ou sur les communautés de lectures comme Goodreads, Babelio, Booknode, où on se voit recommander les auteurs de genre proche, les livres aimés par les personnes ayant aimé celui dont on vient de consulter la fiche, etc.
- ou encore sur les sites des éditeurs, ou les dystopies ont presque systématiquement un encart spécial, un onglet de recherche, une mise en avant manifeste.
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Par la réédition en version augmentée ou collector (surtout à l'approche des fêtes)
- Par les produits dérivés. Hihi. Béh oui.
Autant d'outils qui sont à disposition de l'éditeur (certains plus aléatoires que d'autres, l'éditeur ne maîtrisant pas le calendrier des sorties cinématographiques) pour n'importe quel genre littéraire mais sont, de fait, davantage appliqués pour les titres susceptibles d'attirer positivement l'attention. Et, en ce moment, il y a certes, un peu, le " genre John Green " (c'est-à-dire, la romance sociale sur fond de quête identitaire tragique), mais il y a surtout le genre dystopique.
- II. Les implications de ce phénomène éditorial
L'ennui de ce phénomène éditorial est que, comme c'est la mode, tout le monde s'y met, notamment :
- des auteurs qui n'ont aucune culture en SF. Or, pour écrire quelque chose de cohérent et original, il faut avoir lu un peu ce qui s'est déjà fait dans le genre (Avertissement : la dystopie n'est pas un genre. C'est un sous-genre de la SF. Il faut avoir lu un peu de SF pour écrire de la bonne dystopie). Sinon on écrit, au mieux, quelque chose de banal, et au pire, quelque chose de bancal : confus, idiot, ou ridicule (respectivement, les 3 exemples du dessous).
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des gens qui ne savent pas écrire et nous descendent du ciel avec leur idée miraculeuse.
On a ainsi une flopée de nouveaux auteurs, principalement américains, qui nous pondent leur dystopie ; - des intéressés, qui traitent le sujet par-dessus la jambe (ce qui est assez symptomatique d'une réunion des points 1 & 2) ;
- beaucoup de perroquets qui nous chantonnent une sorte d'imitation des Hunger Games.
Mais pourquoi tout cela parvient-il jusqu'à nous ? (OK, certains de ces ersatz de dystopie ne sont pas complètement mauvais, (cf. Le Labyrinthe, qui a des idées cool) et on a régulièrement d'agréables surprises (un ex. parmi d'autres : Terrienne, de J.-C. Mourlevat), mais peu sont vraiment bons, et sur la quantité, y aurait du tri à faire.) Pourquoi ne sont-ils pas renvoyés dans les filets par nos éditeurs chéris ?
Plusieurs éléments de réponse nous viennent :
- La nécessité d'offrir des titres dystopiques dans son catalogue de parutions. En effet, la demande est grande et les ventes importantes. (Je vous renvoie plus haut pour les meilleures ventes du rayon jeunesse) Or, comme nous l'avons vu, dans le cadre d'un tel phénomène, il est important d'être une référence !
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Les achats à l'étranger. Lorsqu'une dystopie américaine est un succès immense sur le territoire d'origine, l'éditeur français doit se positionner rapidement, dans un milieu ultra concurrentiel, sur l'acquisition du titre. En effet, il SAIT que le titre va être acheté par une maison française, et probablement, dans une certaine mesure répéter son succès dans l'hexagone. Pourquoi ne serait-il pas celui à qui cela profite ?
Les achats se font très rapidement, les chiffres peuvent monter vite, et il est délicat, dans ce laps de temps imparti (sachant qu'il faut faire lire le livre en question par plusieurs éditeurs de la maison pour se faire une bonne idée !), de mettre en balance : - Les ventes potentielles en France
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Le coût de l'achat du titre (quand les enchères montent, il faut prendre garde à ce que l'investissement demeure rentable)
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L'identité de la maison (les éditeurs achètent, oui, mais ils choisissent les titres qui leur correspondent...)
- Les ventes potentielles en France
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La fidélité aux auteurs. Par souci de loyauté et de bonnes relations de travail, un éditeur et un auteur, très souvent, continuent de travailler ensemble ou, du moins, se tiennent au courant de leurs projets. Au minimum, une habitude, parfois même, une complicité peut naître. Ainsi, la plupart du temps, l'auteur proposera en priorité son nouveau roman à son éditeur habituel. Et si c'est un auteur à succès, l'éditeur a toutes les chances de publier son projet quand bien même il ne serait que moyennement convaincu, pour garder l'auteur chez lui. C'est aussi beaucoup plus serein pour l'auteur.
Et c'est encore pus vrai, il me semble, dans le cas des auteurs étrangers, gérés par des agents. L'éditeur français préfère acheter le dernier titre de l'auteur, même moyen, pour se garantir une option sur le prochain (potentiel) best-seller qu'il écrira. - Le public peu exigeant. Je suis rien qu'une sale snob, je me suis fait une raison, on va pas s'étendre là-dessus. Mais je crois que la qualité littéraire n'est pas toujours au rendez-vous, et que c'est principalement dû au public. Et là, je ne blâme pas spécifiquement le public jeunesse / young-adult car, chez les adultes, et dans tous les rayons, on observe la même chose. Tant que les ersatz se vendront par paquets de mille, les ersatz continueront d'arriver par paquets de mille.
En soi, même lorsque je trouve un titre moyen, voire médiocre, je suis plutôt heureuse qu'il rencontre le succès car cela signifie qu'il réjouit des lecteurs et lectrices et nourrit leur amour de la lecture. Et j'ai pu observer que les amoureux de la lecture sont des gens indiciblement plus riches humainement. (Ce qui tend à être prouvé scientifiquement, d'ailleurs, comme je l'évoquais il y a un an à la fin de de réflexion).
Non, le seul cas où ça me met en boule, c'est quand ça ne se contente pas d'être médiocre mais est, par-dessus le marché, bâclé (ce qui est irrespectueux envers les lecteurs) et malsain (ce qui est dangereux). Vous savez à quoi je fais allusion XD
L'un dans l'autre, c'est très difficile de s'y retrouver dans l'offre pléthorique du rayon jeunesse et young-adult. Quelles dystopies sont bonnes ? Faut-il se fier à la couverture ? La maison d'édition ? Le résumé ? Les premières pages, celles du milieu, les dernières ? Vaut-il mieux se fier aux recommandations ? Un peu de tout ça, évidemment ! ;) La panacée étant de se fier aux recommandations alternées (ou conjointes) de :
- quelqu'un qui a les mêmes goûts que vous ;
- un spécialiste passionné (votre libraire du rayon jeunesse, par exemple).
Ne pouvant vous laisser sur votre faim après un tel triptyque thématique, je vous invite à consulter ce week-end (30-31 janvier) la liste que je vous ai concoctée : Quelques bonnes dystopies à croquer sans attendre.
(Si vous avez raté le début de la saga, voilà l'intro, voilà la partie 1/3, et voilà la partie 2/3.)
Cette saga explicative vous a-t-elle plu ? J'attends vos retours avec impatience. (Si vous voulez en profiter pour évoquer vos dystopies préférées, go !, j'ai de la place pour de nouvelles idées dans ma liste (et sur mes étagères)).
À bientôt,