Cher Chat,
En nous faisant croire que le seul chemin qui mène à Rome est l’austérité, on renvoie le bonheur aux calendes grecques, comme s’il n’avait plus le droit de cité. J’ai conscience que mon pays n’est plus de cocagne; je n’ai pas les portugaises ensablées. Mais pourquoi devrais-je m’empêcher de construire des châteaux en Espagne ?
Tonnerre de Brest, on dirait que, pour être crédible aujourd’hui, il faut avoir l’air grave, préoccupé, voire même tragique ! Le bonheur est devenu suspect.
Si vous souriez un peu trop, on risque de vous prendre pour un Béotien.
Si vous partagez quelques montagnes russes d’émotion, on vous taxera de faiblesse.
Si vous ne vous plaignez pas, c’est sans doute que vous cachez quelque chose. On ne peut décemment, de nos jours, être content de son sort sans que le téléphone arabe se mette à faire courir des rumeurs.
Bref, si vous voulez pouvoir afficher un peu d’ivresse, la seule raison acceptable est d’être saoul comme un Polonais.
Avec autant de si, ce n’est pas seulement Paris que l’on met en bouteille. C’est aussi la joie que l’on consigne. Car voilà, pour être un bon cru aujourd’hui, il faut être mal embouché, ruminer les plaisirs d’antan et porter le poids de la conjoncture.
Et bien, je préfère passer pour une cruche plutôt que de me plier à ce genre d’étiquette. Je ne veux pas vieillir en fût, le présent a bien plus de cuisse et de velours que le passé, aussi millésimé soit-il.
Et puis, franchement, ce n’est pas en faisant la gueule qu’on nous rendra l’Alsace et la Lorraine !
Prenons donc un petit quart d’heure bordelais, le Chat, afin de remettre les pendules à l’heure. La morosité s’est donc introduite, ces dernières années, tel un cheval de Troie, en ville, au bureau, jusque dans les foyers, et ce, même chez mon oncle d’Amérique. Je ne suis pas de Marseille, c’est hélas la triste vérité. Personne n’est plus à l’abri d’un coup de Jarnac. Et pour preuve, on m’a déjà limogée, virée, lourdée sans qu’on ait rien à me reprocher. Certes, ce fut une douche écossaise qui aurait pu noyer ma bonne humeur, mais j’ai préféré filer à l’anglaise. Il y a de ces revers de fortune contre lesquels on ne peut rien : deuil, maladie, séparation, perte d’emploi. À quoi bon alors se couronner soi-même tête de Turc en ressassant ce qui ne peut être changé ? Si le chagrin, qui, lui, est tout à fait légitime, ne s’accompagne pas d’un lâcher-prise, c’est la joie qu’on risque d’envoyer bouler à Pétaouchnok pour de bon.
C’est ainsi qu’on finit par croire que la vie de bohème se trouve à Tataouine, loin de la routine et de ses poupées russes de tracas. Et on se trompe en confondant plaisir et bonheur. Évidemment, le plaisir, c’est Byzance ! Il se boit cul sec et l’ivresse est immédiate. Mais il est éphémère parce que lié à la satisfaction d’un désir qui n’en est plus un quand il est consommé. Et nous revoilà à faire la manche indéfiniment entre chaque trou normand, parce que cette quête ne finit jamais. On ne se contente pas de voir Naples et mourir une seule fois. Le plaisir habite en Frénésie, c’est bien connu. Et c’est toujours la même histoire. Il y était une fois un prince que l’on veut charmant et que l’on pare de toutes les qualités existant sur le marché afin que le bonheur à deux puisse naître dans l’idée magnifiée que l’on a de l’autre. Ainsi, on se berce de joies formidablement illusoires et on croit à ses propres promesses de Gascon jusqu’à ce que la réalité nous rattrape et que l’on se remette à ronchonner sur ce qu’on a perdu.
Et si le bonheur n’était tout simplement pas lié à une cause extérieure ? On n’aurait plus besoin de s’échapper dans le plaisir comme si la seule solution était de s’oublier. Et s’il était, tout au contraire, cette cabane au Canada, blottie au fond de soi ? Et s’il suffisait d’en ouvrir la porte pour que la joie s’y invite ? Et s’il était cette auberge espagnole où chacun contribue à nourrir l’autre ? Et s’il était dans le don plutôt que dans la réception, dans l’instant plutôt que dans la projection ? On n’aurait peut-être plus le mal du pays.
Il paraît que le bonheur est contagieux. Alors que ceux et celles qui l’ont trouvé ne le boivent pas en suisse, il pourrait trinquer !
Sophie
Cette chronique est fortement inspirée du dernier ouvrage de Frédéric Lenoir, La puissance de la joie