"Comment dire sa passion pour la guerre à tous ceux qui n'ont connu que les passions, grandes parfois mais plus souvent petites, de l'amour, de la réussite, du pouvoir ou de sa perte ?"

Un titre volontairement provocateur, pour notre billet de ce soir, mais représentatif du caractère de la narratrice et personnage centrale de ce roman. Et, vous allez le voir dans quelques lignes, il n'y a pas que mon titre qui l'est, provocateur. Après "Compagnie K", où la guerre était honnie, vomie, exécrée, voici un livre qui parle de la fascination que peut exercer cette activité humaine qui ne se démode, hélas, jamais. "Aime la guerre !", nous lance Paulina Dalmayer, journaliste franco-polonaise, en couverture de son premier roman (en grand format chez Fayard et disponible au Livre de Poche), sans doute en grande partie autobiographique et nourri de son expérience sur le terrain en tant que reporter. Avec, au-delà de cette passion pour la guerre, et pour ceux qui la font, disons-le, une autre fascination plus intéressante et bouleversante encore : celle que ressent la narratrice pour un pays qu'on connaît mal, qu'on juge aussi certainement mal ou en tout cas sans avoir toutes les cartes en main : l'Afghanistan.

En 2010, Hannah s'envole pour l'Afghanistan pour y réaliser, chose assez curieuse, un reportage sur le tourisme dans ce pays, qui semble ne connaître que la guerre depuis des décennies. Free lance, la journaliste travaille aussi bien pour des magazines français que polonais, profitant de sa double culture et de la curiosité entourant cette région du monde.
Disons-le tout net, malgré l'existence dans le gouvernement du président Karzai d'un ministère du tourisme, dont les différents titulaires ont une fâcheuse tendance à être la cible d'attentats mortels, l'activité en elle-même n'est guère florissante. Mais Hannah a mis le pied sur un sol qu'elle va rapidement ne plus avoir envie de quitter.
C'est d'abord la communauté occidentale qui va expliquer ce choix de revenir à Kaboul. Tout commence par une rencontre, dans un bar, autour d'une tarte au citron. Ce bar, c'est celui qui a inspiré la série de Canal+, "Kaboul Kitchen". Et la rencontre, c'est celle de Robert. Ce Français, on pourrait le présenter comme restaurateur, puisqu'il est le propriétaire d'un autre établissement de la capitale, "l'Atmosphère", construit au coeur même d'un camp militaire.
Mais, c'est dans un tout autre domaine que Robert a fait carrière et continue d'assurer quelques missions. Il y a trente ans, on aurait parlé de mercenaire, désormais, on les appelle contractors... Militaire au Liban puis indépendant en Afrique et en Asie avant de se poser en Afghanistan, il a construit à Kaboul un réseau d'affaires dont la culture française n'est pas absente.
Car, Robert et ses amis sont capables de fournir, dans cette capitale prise en tenaille entre un pouvoir faiblard et corrompu, une rébellion qui ne s'avoue jamais vaincue et une religion aux préceptes omniprésents, à peu près tout, de l'alcool (et en grande quantité) ou même des fromages français, dont la réputation n'est plus à faire.
Robert, c'est le prototype de l'ancien militaire, on le devine musclé, bien que vieillissant, buriné, qui a tout vu, tout connu, échappé à autant d'embuscades qu'il en a lui-même dressées. Et son charme bourru va aussitôt opérer sur celle qu'il appelle "Ma Petite". Hannah va s'installer chez Robert pour une histoire qu'on devine digne d'un statut Facebook du genre "c'est compliqué".
Bon an, mal an, le couple se construit, Robert servant de guide à Hannah, mettant son imposant carnet d'adresse à son service lorsque la journaliste a besoin de rencontrer telle personne ou de se déplacer à tel endroit pour un reportage. Et, à ses côtés, elle découvre à la fois ce pays magique mais aussi les contraintes permanentes qu'il impose.
Jusqu'à ce qu'un jour, un autre homme ne fasse son apparition. Il s'appelle Bastien, lui aussi est mercenaire, comprend-on, mais d'une autre génération que celle de Robert. Plus jeune, peut-être aussi plus fragile que son aîné, Bastien a ressenti le besoin de prendre du recul. Et lui aussi a posé ses bagages à Kaboul.
Et lorsqu'il rencontre Hannah, il flashe sur elle. Elle aussi est profondément émue par cet homme dont elle devine les failles... Mais, comme pour Robert, elle ne ressent pas d'amour, pas tel qu'on l'imagine. Une vraie tendresse, en revanche, c'est certain... Et déclenche la jalousie de Robert, virulente, dangereuse.
"Aime la guerre !", c'est l'histoire de ce triangle amoureux un peu particulier, raconté par Hannah, en 2012, depuis Bamiyan, en plein coeur de l'Afghanistan. C'est là que la jeune femme a choisi de venir se réfugier, à l'approche de l'hiver qui isolera complètement la région, pour faire le point. Bamiyan plutôt que la France ou la Pologne. Parce qu'elle a l'Afghanistan dans la peau.
Paulina Dalmayer nous offre une variation sur le thème de "Jules et Jim", avec un taux de testostérone un peu plus élevé que dans le roman d'Henri Pierre Roché, adapté ensuite par Truffaut. La rivalité entre Robert et Bastien est nettement plus musclée, c'est vrai, mais, comme dans cette autre histoire, le climat guerrier n'arrange rien.
Hannah, elle, est perdue. Mais elle n'est pas la seule. Il y a quelque chose de frappant, dans cette petite communauté occidentale que l'on croise au fil des pages : l'impression qu'ils sont tous dans un terminus. Ils sont arrivés là, pour différentes raisons, mais n'ont plus l'envie de repartir, parce que à quoi bon aller ailleurs, et pour quoi faire ?
Il y a, dans les soirée auxquelles on assiste, une espèce de joie désespérée assez troublante. On y relâche toute la pression accumulée, sans doute aussi la trouille emmagasinée à chaque déplacement, à coup de musiques poussées à fond, d'alcools forts, de drogue qu'on dit douces et de sexe plus ou moins tarifés.
On se retrouve dans ces lieux comme, sous d'autres latitudes, on retrouverait des piliers de bars. On se serre les coudes, on se réchauffe, comme s'il n'y avait plus aucun repère, aucun endroit où l'on soit attendu ailleurs et comme si on se sentait en sursis, redoutant le prochain attentat, la prochaine attaque de la rébellion...
Et, finalement, Hannah évolue aisément dans cet univers. Elle aussi se cherche, on le sent bien. De façon différente de ces personnes qu'elle croise, avec qui elle se lie. Son avenir est devant elle, mais elle paraît incapable de le définir, ou même de l'envisager. Au jour le jour, elle avance, et revient sans cesse dans ce pays qui l'a alpaguée, aimantée...
Il faut dire qu'il est passionnant, ce pays. On s'en rend compte lorsqu'on s'éloigne des sentiers battus, des reportages à la va-vite des médias lorsqu'il y a un attentat, une bavure militaire, un meurtre remarquable... Non, là, aux côtés d'Hannah, on part à la découverte d'un Afghanistan différent, même si la guerre en fait intimement partie.
Une guerre qui connaît, si on peut dire, une accalmie quand Hannah arrive, mais qui semble vouloir repartir de plus belle au fil des mois, en particulier après l'annonce du retrait américain prévu pour 2014, échéance après laquelle le gouvernement afghan devra assurer seul la sécurité d'un pays morcelé, divisé, complexe mosaïque d'ethnies, de courants de pensées, de traditions ancestrales, de fous de Dieu ou d'opportunistes profitant de la corruption générale.
Malgré tout, ce climat dangereux, incertain, où l'on peut, sans prévenir, se retrouver au coeur d'une embuscade, sous le souffle d'un attentat, possède cette terrible attraction, cette fascination incomparable. Hannah explique très bien ce ressenti, dans le passage dont j'ai extrait le titre de ce billet, et dans d'autres au fil du roman.
Oui, cette violence, cette exaltation qui l'accompagne, la chose guerrière, si l'on peut dire, la captive. La retient. L'excitation mêlée d'inquiétude, cette tension qui ne supporte pas le moindre relâchement, ce pays tellement étrange pour nos yeux européens, avec ses traditions profondément enracinées dont certaines ne peuvent que nous choquer, nous révolter, a un pouvoir d'attraction incommensurable.
Avec cette particularité que la guerre y est devenue un véritable mode de vie à part entière. En face, la plupart des soldats occidentaux, qu'ils appartiennent aux armées légitimes ou aux sociétés privées, ne savent plus vraiment pourquoi ils sont là, et s'en moquent. C'est terrifiant, avec une forte réflexion sur la guerre et ses motivations et sur la guerre quand on la fait pour... rien.
Durant son séjour afghan, Hannah réalise des reportages, il faut bien gagner sa vie, et on la suit dans ces rencontres, très souvent passionnantes. On découvre des lieux incroyables, comme cet immonde asile de Mia Ali (la presse française a d'ailleurs publié quelques reportages sur cet endroit d'un autre âge), qui va faire vaciller les certitudes des solides gaillards escortant la journaliste.
On rencontre aussi des personnages déroutants, baroques, surprenants, fascinants, comme le descendant de la dynastie qui régna longtemps sur le pays, avant l'instauration d'une fragile république dans les années 1970, un rebouteux qui soigne à coup d'oeufs frais et de dattes les maux les plus délicats, ou en tout cas, affirme le faire...
Ou encore, une jeune femme membre d'un mouvement baptisé RAWA, un mouvement exclusivement féminin qui s'oppose aussi bien au pouvoir en place qu'aux talibans, sans oublier à la présence militaire occidentale et en particulier américaine sur le sol afghan. Ce qui vaut à cette organisation d'être considérée comme terroriste et l'oblige à rester clandestine. Myriam, c'est le genre de rencontre qui marque lorsqu'on a la chance d'en faire. Et qui, ici, marque aussi le lecteur.
Ces différentes strates narratives s'entrelacent dans ce roman de près de 600 pages dans sa version grand format. Avec une tonalité très forte, car Hannah a du caractère et ne se laisse pas marcher sur les pieds. Ni par les deux hommes de sa vie, ou en tout cas, du moment, ni par quiconque. Au cours de son séjour afghan, elle ira jusqu'à provoquer et tenir tête à des personnages bien peu recommandables et fichtrement dangereux, mais aussi aux oukases religieux.
Elle est attachante, Hannah, un peu pénible aussi, par moment, d'une indépendance totale, aimant autant la solitude qu'elle déteste être seule. On la suit dans son périple, aussi bien personnel que professionnel, dans ce voyage initiatique qui va la changer profondément et on ne sort pas non plus indemne de cette expérience.
Au départ, Hannah s'envole pour ce pays lointain, exotique, presque mystérieux, avec des repères uniquement livresques : "les Cavaliers", de Joseph Kessel, "L'usage du monde", de Nicolas Bouvier ou encore les écrits de Bruce Chatwin. Trois grands reporters que leurs voyages ont mené en Afghanistan.
Mais, leurs visions sont bien datées et la réalité du XXIe siècle n'est plus la même, les conditions géopolitiques ont profondément changé. L'Afghanistan, qui fut longtemps fermé à tout citoyen étranger, conserve, et on peut le comprendre, une sempiternelle méfiance vis-à-vis des non-Afghans. Malgré tout, difficile aujourd'hui, de faire sans.
L'intrigue romanesque, le triangle amoureux et la vie au coeur du microcosme occidental sous haute surveillance viennent se marier à un grand reportage sur la vie en Afghanistan au début des années 2010, et en cela, c'est passionnant. Paulina Dalmayer fait tomber quelques clichés, raconte un Kaboul différent des cartes postales des correspondants de guerre.
Ce n'est pas la Dolce Vita, mais on sent que, si l'on parvenait à faire tomber cette tension permanente, qui, hélas, se matérialise souvent par de terribles violences, il pourrait flotter une atmosphère bien agréable. Avec, tout de même, un mode de vie bien différent du nôtre, qu'il faut savoir apprivoiser, ce qui n'est pas simple.
Mais, ces êtres un peu à la dérive n'ont pas l'intention de partir de Kaboul. Ils y ont trouvé un curieux équilibre qu'ils n'auront jamais ailleurs, même si leurs familles, leurs racines, s'y trouvent. Alors, la plupart resteront, quoi qu'il se passe. Quels que soient les regains de tension, les poussées de fièvre et les menaces de nouvelles batailles acharnées au dénouement incertain. L'Afghanistan, c'est le pays qui rend fou, comme il y avait le poison qui rend fou, dans "Tintin"...
Quant à Hannah, on ne peut s'empêcher de voir poindre sous le personnage l'auteur. D'ailleurs, Hannah s'appelle elle aussi Dalmayer. Alors, pourquoi ce changement de prénom ? Le personnage a certainement une part autobiographique, il est nourri de cette expérience afghane (jusqu'à quel point, je n'en sais rien, et c'est tant mieux).
Mais, en se façonnant un alter ego, puisque Hannah n'est pas Paulina, il y a certainement la volonté de tourner définitivement cette page, aussi difficile que cela soit. S'arracher de l'Afghanistan, revenir en Europe, reprendre le cours d'une vie, d'une carrière, tout cela ne fut sûrement pas facile et ce roman, vaste, dépaysant, parfois dérangeant, a certainement été une forme de catharsis.