© Eric Garault
Figure connue de la littérature jeunesse (il a remporté trois fois le prix Goncourt jeunesse avec son compère François Roca), le Bourguignon Fred Bernard a étendu son domaine d’activités à la BD il y a une quinzaine d’années en créant le personnage de Jeanne Picquigny. Grand amateur de récits de voyages, Fred Bernard utilise son crayon et son imagination débordante pour signer, par le biais de cette saga familiale, une véritable déclaration d’amour à l’aventure, à la liberté et surtout aux femmes. « La paresse du panda », le cinquième épisode des aventures de Jeanne Picquigny, vient de sortir en librairie. A l’occasion de son passage à Bruxelles, nous en avons profité pour poser quelques questions à Fred Bernard.
Avec ses 400 pages, « La paresse du panda » est une fameuse brique. Combien de temps vous a-t-il fallu pour réaliser cet album?
Oh, j’ai dû mettre une bonne année. C’est sûr que ça représente beaucoup de travail. Mais ce n’est pas forcément le dessin qui m’a pris le plus de temps. Le dessin, c’est mon métier, c’est ce que j’ai appris à l’école: parfois, cela fait un peu mal à la main quand on dessine beaucoup, mais j’y prends beaucoup de plaisir et cela vient facilement. L’écriture, par contre, me demande un peu plus d’efforts.
Le personnage de Jeanne Picquigny a été créé il y a 13 ans et « La paresse du panda » est déjà le cinquième tome de ses aventures. Pourtant, on a l’impression que c’est seulement maintenant qu’il s’agit d’une véritable série, grâce surtout à la nouvelle maquette que Casterman vient de donner aux albums. Pourquoi est-ce que ça a pris autant de temps?
En réalité, j’ai créé Jeanne Picquigny aux éditions du Seuil. Cela signifie que le personnage leur appartenait. Du coup, quand ils ont décidé d’arrêter de faire de la bande dessinée, je me suis retrouvé gros-jean comme devant, car je ne pouvais plus faire de BD autour de ce personnage. Cette situation me rendait très malheureux, car je savais dès le début que je voulais faire une grande saga familiale s’étalant sur plusieurs générations. J’ai donc été un peu freiné dans mon élan. C’était d’autant plus dommage que Casterman a plusieurs fois proposé au Seuil de racheter le personnage, mais pendant longtemps, les deux éditeurs ne sont pas parvenus à trouver un accord. Ce n’est que quand j’ai finalement tout récupéré que j’ai enfin pu reprendre « les aventures de Jeanne Picquigny » chez Casterman. Jusque-là, je ne pouvais pas le faire pour des raisons contractuelles.
Aujourd’hui, on peut donc dire que la série correspond enfin à ce que vous vouliez faire depuis le début?
Avec « La paresse du panda », j’ai effectivement ma base de départ. Cette fois, ça y est: c’est le véritable début de la série.
Le début? Ca veut dire qu’il pourrait y avoir encore 20 tomes des aventures de Jeanne Picquigny?
Oh, même plus que ça! Dans ma tête, le schéma général de la série est très clair. Je sais déjà tout ce qui va se passer sur plusieurs générations. Tous les coups sont prévus. Je sais notamment ce que je vais raconter sur les mères de Jeanne et de Lili. Je peux déjà vous dire, par exemple, qu’en 1975, la mère de Lili va sortir avec Benny, l’un des deux mecs du groupe ABBA. En fait, c’est un peu comme un grand puzzle: j’ai déjà fait les bords, mais maintenant je dois encore insérer toutes les pièces du milieu. Je ne sais pas quand ce puzzle sera fini ni combien il y aura de pièces, mais je sais à quoi ressemblera l’image finale.
Vous dites que tout est déjà prévu, mais en même temps, on a l’impression que vos albums partent dans tous les sens. Y a-t-il une grande partie d’improvisation dans vos scénarios?
Bien sûr, je fais parfois dire à mes personnages les pensées qui me passent par la tête au moment où je suis en train de réaliser certains pages. C’est ce qui permet aussi à mes albums d’être des reflets de leur époque. J’avance par association d’idées sur une structure qui est rigide par endroits et souple à d’autres. Mais je pense que si vous relisez les 5 premiers albums l’un à la suite de l’autre, vous vous rendrez compte que tout a un sens. Il y des éléments de l’histoire qui ne sont peut-être pas encore tout à fait compréhensibles aujourd’hui, mais que le lecteur comprendra plus tard. C’est le cas pour ces deux squelettes découverts dans le jardin du manoir de Jeanne en Bourgogne, par exemple. Je travaille avec des fiches sur lesquelles sont notés tous les titres futurs et tous les éléments que je veux faire vivre à mes personnages. Au fil de mes lectures, j’ajoute des idées à ces fiches, ou j’en enlève d’autres. Je travaille avec des cahiers, parce que je me méfie de l’informatique.
On sent que vous mettez beaucoup de vous-même dans les albums de Jeanne Picquigny, non?
Oui, c’est vrai. J’ai mis au point cette série parce que je voulais me développer une sorte de jeu des 7 familles, dans lequel j’allais pouvoir mettre tout ce qui me tient à coeur, notamment ma passion pour l’histoire, la géographie et les voyages. J’ai toujours aimé aller à la découverte du monde. Quand j’étais plus jeune, dès que j’avais un peu de sous, je prenais un billet d’avion pour un pays pauvre et je pouvais y rester longtemps. Il faut dire que ça coûte moins cher de rester un mois en Inde qu’une semaine à Bruxelles (rires). Les endroits où dorment mes héros sont donc souvent des endroits où j’ai moi-même dormi. Si le personnage de Lily est mannequin, c’est parce qu’il y a quelques années, j’avais accompagné un copain viticulteur en Afrique du Sud. Et lui-même avait une amie mannequin là-bas, qui faisait la Fashion Week. Pendant une semaine, j’ai donc suivi les défilés avec la jeunesse dorée du Cap. Ca m’a fortement marqué, parce que nous nous amusions avec nos habits hors de prix et nos coupettes de champagne, alors que dans le même temps, il y avait des mecs de l’autre côté de la vitre qui sniffaient de la colle ou qui fumaient du crack. On avait l’impression que des zombies nous regardaient: c’était indécent!
Vous avez une passion aussi pour les histoires de familles…
Oui, j’aime beaucoup la généalogie, ainsi que les notions de transmission et d’héritage, avec tout ce que ça comporte de positif ou d’horrible suivant les contextes et les familles. Dans ma famille, par exemple, il y a un côté hyper-bourgeois et un autre côté plus rock’n roll. C’est le mariage de la carpe et du lapin. Mon arrière-grand-père a abandonné mon arrière-grand-mère à la naissance de sa troisième fille, parce qu’il avait décrété que cette dernière, qui était ma grand-mère et qui s’appelait Jeanne, n’était pas sa fille. Du coup, mon arrière-grand-mère s’est retrouvée toute seule avec 3 filles dans les années 20 et elle a dû se prostituer pour pouvoir les nourrir. Ce qui est fou, c’est que ses 3 filles ont fait pareil à l’adolescence… C’est le genre de trucs qu’on ne te raconte évidemment pas quand tu es enfant. Je n’ai appris ça que petit à petit. Mais il est sûr que j’ai forcément été marqué par ce passé familial.
Vos personnages les plus forts sont des femmes. C’est un choix délibéré?
Effectivement, on peut dire que je suis un féministe! J’ai toujours été fan d’Adèle Blanc-Sec par exemple, qui a été l’une des premières vraies héroïnes de BD. J’aime aussi les femmes de Pratt. J’ai donc voulu apporter ma pierre à l’édifice et créer d’autres personnages féminins forts. Des bons personnages masculins, on en a déjà des palettes entières dans la BD, j’ai donc préféré me concentrer sur les femmes! Jeanne est un personnage d’autant plus intéressant que c’est une véritable aventurière à une époque où les femmes n’avaient ni le droit de voter ni le droit d’avoir un chéquier. Et en plus, elle a des enfants, ce qui est le cas de peu de personnages de BD! Ce qui est amusant, c’est que lors de la sortie de mon premier album sur Jeanne Picquigny, beaucoup de gens pensaient qu’il avait été dessiné par une femme. Les premiers journalistes que j’avais rencontrés à l’époque pensaient d’ailleurs qu’ils allaient interviewer une auteure et non pas un auteur.
Pourquoi avoir choisi de placer des pandas dans votre livre?
J’ai fait une série de livres pour enfants chez Nathan. Ce sont des livres sur les animaux fameux du Jardin des Plantes: j’ai fait Kiki la tortue géante, Ralfone l’orang-outan, Siam l’éléphant, là je suis en train de travailler sur Zarafa la girafe. Et j’ai fait aussi Yen Yen le panda. Pour préparer ce livre, j’ai passé beaucoup de temps avec les vétérinaires et les soigneurs. C’est comme ça que j’ai appris que le panda est un animal extrêmement apathique parce qu’il ne mange que du bambou, ce qui n’est absolument pas nourrissant. Il passe aussi un temps infini à digérer. Dans l’évolution, c’est une sorte de couac, car il devrait être omnivore comme tous les autres. En plus, les pandas dorment tout le temps et ils ont des zizis atrophiés, ce qui fait qu’ils sont rarissimes, étant donné que leur période de reproduction ne dure que deux jours par an et qu’ils ont une flemme incroyable!
Il y a aussi une grande part de fantastique dans « La paresse du panda ». Ce personnage de la Craigne par exemple, qui ressemble à une sorte de Pikachu aux crottes magiques, il vient d’où?
La Craigne, c’était mon surnom quand j’étais ado! Mes meilleurs amis m’appelaient comme ça parce qu’ils disaient que je craignais et qu’on me craignait en même temps. J’ai d’ailleurs encore 3 ou 4 copains qui m’appellent comme ça. A l’époque où je faisais de la musique en tant que bassiste dans un groupe, c’était aussi mon surnom parce que j’avais des cheveux un peu hirsutes. Du coup, quand j’ai cherché un nom pour cette petite créature mignonne mais potentiellement dangereuse, je n’ai pas trouvé mieux!
Est-ce que vous pouvez déjà lever un coin du voile sur ce qui va se passer dans le prochain épisode de la série?
J’hésite entre plusieurs scénarios possibles, mais normalement il devrait s’agir d’une histoire qui tourne à nouveau exclusivement autour de Jeanne. Karl von Kotzebue, le botaniste allemand qui apparaît dans « La paresse du panda », devrait également y jouer un rôle important. Je me réjouis déjà de dessiner ça!