Neuf mois ont passé depuis la fin de l'enquête relatée dans "Le gardien invisible". Neuf mois, le temps d'une grossesse, celle de l'inspecteur-chef Amaia Salazar, désormais chef des homicides de la police forale de Navarre. Lorsque s'ouvre "De chair et d'os", elle entre dans les dernières semaines avant d'accoucher de son premier enfant. De devenir mère.
Mais, pour l'heure, c'est le boulot qui prime. L'heure est importante, l'assassin de Johana Marquez est sur le point d'être jugé. Un moment attendu par la famille de la jeune victime qui va pourtant tourner court. Alors qu'il attend dans les cellules du tribunal, le principal suspect se suicide en se tranchant la gorge, non sans avoir laissé un curieux message, directement adressé à Amaia : "TARTTALO".
Le choc est rude, en particulier pour les enquêteurs qui ont mis beaucoup du leur dans cette affaire. Mais, le plus inquiétant, c'est que l'arme avec laquelle le meurtrier a mis fin à ses jours est un cutter que quelqu'un a vraisemblablement laissé là volontairement. On aurait aidé l'homme à se tuer avant de pouvoir comparaître. Curieux, puisque des aveux avaient été passés, sans aucune pression.
Toujours est-il que l'affaire est close, faute d'accusé. Voilà qui laisse à Amaia le temps d'accoucher. Mais, surprise, elle qui attendait une petite fille, sur la foi des échographies, donne naissance à un garçon, qu'elle prénomme Ibai. Garçon ou fille, pas de quoi entamer l'immense joie d'Amaia et de son époux, James, d'être parents.
Reste à concilier sa nouvelle vie de maman et sa carrière de flic haut gradée. Amaia, dont on connaît les déboires avec sa mère, en partie racontés dans "le gardien invisible", se veut une mère exemplaire et met tout en oeuvre pour être à l'heure pour donner le sein à son fils, pour prendre soin du nourrisson le plus souvent possible.
Et pourtant, les dossiers s'accumulent. Des affaires délicates, pour lesquelles on lui demande d'enquêter avec le plus de discrétion possible. D'abord, on lui confie, et apparemment, suivant un souhait exprimé en haut lieu, une affaire de vandalisme. Une église a été profanée à plusieurs reprises et, lors de la dernière exaction en date, des os ont été retrouvés sur place.
Cette histoire n'emballe pas Amaia, qui s'en passerait bien, mais elle décide d'y attacher un regard distrait. Car, une autre histoire va bientôt l'accaparer : voilà qu'on lui signale d'autres cas semblables à celui de l'assassin de Johana Marquez. Des hommes qui ont assassiné leur compagne, qu'ils maltraîtaient de longue date, ont avoué leurs crimes avant de se suicider.
Plus troublant encore, le mot TARTTALO revient à chaque fois. Et dans tous ces cas également, le corps de la victime a été mutilé de la même façon... Des éléments communs qui n'en restent pas moins incompréhensibles pour Amaia et son équipe. Un casse-tête qui va occuper les enquêteurs de la police forale de Navarre pendant de longues semaines...
Voilà le décor planté. Vous vous doutez bien que je connais le sens de ce mot, "TARTTALO", mais je ne vais pas vous le donner. Amaia et ses collègues ne vont pas trébucher sur ce terme, mais même connaître son sens ne les aide pas vraiment, dans un premier temps, si ce n'est à leur faire passer un frisson le long du dos.
Comme dans "le gardien invisible", c'est dans la culture basque, au sens large, que Dolores Redondo va piocher une bonne partie des ingrédients de son intrigue. Au sens large, parce qu'on y évoque aussi bien la mythologie de la région, que son histoire, à l'image des cagots, dont j'ai découvert, sidéré, l'existence, mais aussi les traditions, parfois déroutantes, encore en vogue dans certaines zones.
La vallée du Baztan en fait partie. Je m'avance un peu, mais ce coin d'Espagne pourrait être comparé à notre forêt de Brocéliande. On croirait, par moments, que le temps s'y est arrêté, que les légendes qui y sont nées ont toujours court, qu'on y croise, à l'image du Basajaun, dans le premier volet, des créatures qu'on ne s'attend pas à trouver...
Des traditions ancestrales qui se sont longtemps heurtées à l'Eglise et à ses ambitions pour imposer son dogme en Pays basque. Le fait qu'une église soit profanée, dans ce roman, n'est donc certainement pas aussi anodin que peut le penser Amaia. Ici, le catholicisme et les traditions ont fusionné, mais il arrive que les anciennes croyances resurgissent...
Tout cela donne une ambiance tout à fait particulière à ce roman, entre onirisme et même, allez, j'ose, fantasy. Les paysages merveilleux de la vallée du Baztan ne semblent pas habités que par les hommes et celui qui sait voir pourrait bien croiser quelque créature étonnante. Et quand la nuit ou la pluie s'emmêlent, alors, les lieux prennent un côté menaçant qui donne le frisson.
Amaia a toujours voulu s'éloigner de cet endroit, on comprend pourquoi dans le premier tome. Mais, le lien n'est jamais rompu et elle semble sans cesse ramenée vers cette vallée. Or, Amaia est une femme tourmentée, qui doit régulièrement affronter des fantômes. Fatigue, tension nerveuse, imagination fertile... Oui, sans doute, mais n'y a-t-il que ça ?
Les fantômes d'Amaia sont divers, dans "De chair et d'os", puisqu'ils concernent aussi bien les affaires en cours que cette riche mythologie de Baztan. Serait-elle particulièrement réceptive à tout cela, à ce monde mystérieux et merveilleux que nos générations modernes ignorent, oublient ou classent comme surnaturel ? Elle doit bien faire avec, tout en cherchant à comprendre ces étranges messages qu'elle reçoit.
Mais, bien sûr, l'un des thèmes centraux de ce roman, et de toute la trilogie, peut-on présumer sans trop de risque de se tromper, c'est la maternité. Dans "le gardien invisible", Amaia était une fille redoutant l'emprise d'une mère néfaste, au point de ne pas réussir à tomber enceinte. Dans "De chair et d'os", l'histoire commence quasiment par son accouchement.
Voilà Amaia mère. Je l'ai dit plus haut, elle veut absolument bien faire, être la meilleure des mères pour Ibai, aux antipodes de ce que fut sa mère pour elle. Au point de créer des remous au sein de son couple et d'ajouter à la pression issue de son métier, une autre, encore plus forte, qu'elle peine à porter sur ses épaules.
Petit à petit, ce sujet gagne en importance. La question de la maternité s'étend, servie par les éléments liés aux enquêtes en cours. Jusqu'à devenir, incontestablement, le thème central de ce deuxième volet. Je ne peux évidemment pas en dire trop, mais Amaia est encore loin, hélas pour elle, de retrouver une sérénité totale dans sa vie privée, comme professionnelle... Loin d'un dernier tome, dirais-je...
Plus largement, "De chair et d'os" aborde la question de la parentalité, car certains personnages secondaires sont également aux prises avec leurs pères. Des situations individuelles qui viennent pourtant en dire long sur les mentalités au Pays basque, et certainement plus largement dans toute l'Espagne, encore au XXIe siècle.
Aucune faiblesse n'est tolérée chez les garçons, le refus de l'homosexualité d'un fils se manifeste brutalement, pour ne donner qu'un exemple concret (qui ne dévoile rien de l'intrigue, qui plus est, ha, ha, ha !). Mais c'est encore plus net lorsqu'on évoque le rôle de la femme dans cette société machiste et fière de l'être.
Oui, le machisme est l'une des composantes de cette société, qui ne se dément pas et entraîne des situations souvent dramatiques. Violences conjugales qui culminent dans cette inquiétante affaire de ces conjoints devenant meurtriers avant de se suicider. A travers la trame narrative, on devine la critique forte et sincère de cette tradition masculine de la part de Dolores Redondo.
Une situation qui contraste d'autant plus avec celle d'Amaia, issue d'un milieu familial essentiellement féminin, où les hommes ont toujours été en retrait dans les générations les plus récentes. Ce qui, et l'inspectrice est bien placée pour le savoir, n'est pas une garantie de sécurité, puisqu'elle n'a pas été aimée par sa mère, bien au contraire.
L'autre contraste saisissant, c'est de voir la jeune femme donner la vie dans un contexte qui pue la mort, et pas qu'un peu, 600 pages durant. Pas seulement en raison des meurtres et des suicides qui jalonnent le récit, mais parce que la mort fait partie de la vie, si je puis dire. Au quotidien. Moins de nos jours que quelques décennies, quelques siècles en arrière, mais les traditions ont la vie dure.
J'ai lu, ici et là, quelques commentaires pas très positifs sur ce second tome, émanant de lecteurs enthousiastes du premier volet. Ce n'est pas du tout mon cas, j'ai dévoré ce livre entre dimanche après-midi et lundi en début de soirée. J'ai été happé, emporté dans la vallée du Baztan et j'ai eu envie de tout comprendre de ces événements bien sombres qui s'y déroulent.
Peut-être ne faut-il pas aborder cette lecture comme un thriller à l'anglo-saxonne. J'avais d'ailleurs classé "le gardien invisible" en roman noir et je vais en faire de même avec "De chair et d'os". La place que prend la psychologie d'Amaia peut dérouter, je le comprend, mais c'est pourtant le coeur de cette trilogie, tout comme les racines de la jeune femme, profondément ancrées dans cette vallée magique.
Il n'y a pas qu'un fil narratif, mais plusieurs, qui forment une espèce de câble narratif, si on peut dire. La construction est certainement plus complexe qu'un thriller plus classique, mais c'est, pour moi, ce qui en fait la richesse. Tout revient de toute manière sans cesse à ces deux éléments incontournable : la vallée de Baztan et la maternité.
Un dernier mot, parce que je suis resté focalisé sur Amaia, qui concentre tout de même l'intrigue. Mais ce n'est pas un one-woman-show non plus. En lien avec ce qui a été dit plus haut, Dolores Redondo met son personnage à un poste de chef, chef d'une équipe exclusivement masculine. Là encore, il y a des ego et des susceptibilités à gérer. C'est un des aspects non négligeables du livre.
Ensuite, parce qu'on découvre quelques personnages secondaires qui nourrissent l'imaginaire du lecteur. Entre un juge séducteur et un prêtre bien mystérieux et au bras apparemment fort long, pour n'évoquer que ces deux-là, on a de quoi se poser des questions. Et, encore une fois, deux visions de la femme qu'est Amaia pas franchement glorieuse...
Mais c'est toute la galerie de personnages qu'installe Dolores Redondo qui entretient aussi savamment cette ambiance lourde et oppressante. Entre les zones d'ombre des uns et les secrets familiaux des autres, difficile de faire confiance à qui que ce soit, ni de se forger une opinion ferme. Et encore moins de voir venir ce qui attend Amalia.
Reste la question du monstre. Elle était ambiguë dans "le gardien invisible", elle l'est moins ici, puisque le monstre que combat Amaia n'a aucune circonstance atténuante, aucune part positive qu'on puisse lui reconnaître. Mais ce n'est pas parce qu'on plonge dans les mythes qu'il faut se leurrer : les vrais monstres de ces affaires sont bel et bien humains.