111. — Le conformisme est une forme de mort dans laquelle nous trouvons, paradoxalement, tous nos émois d’être. Et de plus en plus. Car rien n’est pire, maintenant, pour nous, qu’une parole seule qui claque, nue et injustifiée. Pour qui vous prenez-vous ? demande l’imbécile médiatique de service à celui ou celle qui ose la risquer. Pour une voix.
112. — Quand tous les possibles de l’art ne dépendent plus que des capacités de la machine ou de la patience et de l’ouverture d’esprit du public, l’éthique, sans laquelle cet art n’est que cosmétique, disparaît dans l’euphorie enfantine d’un fonctionnement trop aisé.
113. — L’amertume ? Un ciel couvert qui ne s’entrouvre que sur un souvenir maussade.
114. — On lutte toute sa vie, surtout contre soi-même, contre sa timidité, sa lâcheté, pour être soi-même (est-ce le même que celui contre qui on lutte ?), pour être naturel en toutes circonstances, et quand on y parvient enfin, quand on jouit de l’aisance désormais de sa propre présence au monde, on est mort.
115. — L’Europe a la passion de la distinction, l’Amérique, celle de l’ordinaire, malgré les superlatifs qui lui collent au discours. Le cauchemar de l’une est le snobisme, celui de l’autre la vulgarité. Mais cela n’exclut pas, bien entendu, les Américains hypersnob et les Européens d’une vulgarité absolue.
116. — Toute élégance se ramène à une question de rythme. Rythme de port et de pose, rythme tendu, rythme tenu, tonus et danse.
117. — L’hédonisme simplet qui court les rues et les ondes a laissé le grand corps social à l’abandon, livré à des minoritaires de toutes obédiences, mais plus encore à deux catégories de gloutons, l’homme d’affaires et le politicien qui, tous deux, par les temps qui courent, finiront par avoir de plus en plus de liens avec le pouvoir mafieux mondial en train de se mettre en place. Si même ils n’en deviennent pas l’émanation pure et simple. Car l’appétit vient en mangeant l’autre et rien ne se bouffe mieux que le corps social massifié.
118. — Comme nous avons sacralisé le bien-être individuel, nos religions ne sont plus que des commodités : sectes fumeuses, métaphysiques aérobies, rites gymniques, morales cosmétiques. Notre âme elle-même est une lotion à l’odeur vaguement écœurante. Et notre pensée une masturbation machinale et flasque.
119. — Mon orgueil aura été d’être assez cher pour pouvoir parfois être gratuit. C’est le plaisir des bénévoles quand ils ne sont pas des assistés sociaux déguisés ou forcés.
120. — La vulgarité n’est affaire ni de langue parlée, ni de culture, ni même de classe sociale, c’est une question de vue : quiconque ne voit pas plus loin que le bout de sa bedaine appartient à la confrérie sans cesse grandissante du vulgaire et de l’épais, même s’il manie l’imparfait du subjonctif comme un jésuite du XVIIe siècle.
121. — Peut-être divorce-t-on à un âge avancé, après toute une vie passée avec la même personne, comme cela arrive parfois, parce que, brusquement, l’autre a pris le visage de votre mort et que c’est son propre cadavre que l’on voit, glacé d’horreur, dans ses yeux innocents.
122. — Le malheur rend laid, le bonheur rend bête. Et l’indifférence rend invisible.
123. — La clé du bonheur de l’humanité est toujours enfouie, par définition, dans un livre perdu d’une bibliothèque détruite : c’est ainsi que s’équilibre un peu le fameux débat sur la valeur comparée du plus grand des livres et de la plus insignifiante des vies humaines. Il est vrai qu’on pourra toujours rétorquer que cette clé du bonheur de l’humanité tout entière se trouvait peut-être en germe dans la tête de cet enfant qui passait justement devant la bibliothèque de Dresde quand les bombes alliées l’anéantirent.
124. — Dans nos sociétés démocratiques, les riches entretiennent encore parfois des maîtresses et les pauvres toujours des illusions.
125. — Je n’aime les tripes ni au propre ni au figuré que d’ailleurs leur étalement éventré nie. Peut-être ma réticence à l’endroit de la psychanalyse vient-elle de ce dégoût.
126. — Les hommes ne disent jamais tout à fait la vérité qui les concerne, par calcul ou par amitié, pour ne pas blesser ou pour ne rien risquer. La vérité est ainsi l’envers du social.
127. — L’école et les médias ânonnent et bêtifient. La famille ? Elle n’est plus qu’un tube cathodique. Où diable voulez-vous qu’on apprenne l’humain ?
128. — L’œuvre d’art, cet accident concerté, est une évidence imprévisible et imparable.
129. — La simplicité est une vertu quand elle est un élagage, pas quand elle est le nom poli de l’indigence.
130. — La jeunesse n’est jamais ridicule ; c’est toujours un regard rétrospectif qui la juge telle. Et c’est un regard de vieux. Mais vient toujours une autre génération qui, contre ses pères, coule sa propre jeunesse dans les oripeaux d’une jeunesse évanouie. La jeunesse est ainsi un phénix dont les plumes — et les plumes seules — se transmettent d’une génération à une autre.
Notice biographique
Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969. Outre des centaines d’articles dans des revues universitairesquébécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012. Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, XYZ, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe. Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).