J'aimerais m'exprimer sur la réforme de l'orthographe qui fait hurler tout le monde.
Autour de moi, on croirait que quelque chose de grave est en train de se produire. On se cabre comme des ânes rétifs, on déplore l'idiocratie dans laquelle la France s'enlise, et on se fait hara-kiri dans les larmes et les cris.
Pourquoi ? Parce qu'on l'aime, la langue !
Mais, alors qu'on dit chérir la langue en se révoltant ainsi de la voir dénaturée, peut-être (peut-être) ne chérit-on en réalité que le sentiment de distinction très Bourdieusien que la maîtrise de son orthographe inconsistante apporte ?Maîtriser cet outil abstrus (qui rime avec malotru) et abscons (qui ne rime avec rien de connu dans les parages*) nous élève au-dessus de ceux autour de nous qui, butors béotiens et autres babouins balbutiants et bilieux, ignorent que le tréma de cette langue ambiguë ira toujours sur le " ë ".
Mais justement, si on le mettait sur le " u ", ce foutu tréma ? Ce serait quand même plus logique, non ?
Si, cette langue qu'on aime, on faisait en sorte de pouvoir l'écrire facilement, pour mieux l'aimer d'une autre façon, c'est à dire, par la maîtrise de la syntaxe, la grammaire, le rythme, les figures de style ? La langue française a cela de magique qu'elle est si fournie en exceptions, en conjugaisons diaboliques, en changements de genre entre pluriel et singulier et autres délicates tortures d'orthophonistes, qu'on pourra toujours se prévaloir de sa parfaite maîtrise. Pas besoin d'une graphie capillotractée pour faire la démonstration de sa distinction.
Et quand bien même on s'attaquerait progressivement à tous ses jolis et impénétrables illogismes, c'est mon avis personnel, mais vraiment personnel, que l'on n'écrit pas " bien " sous prétexte que l'on use du bon français. (À relire mes derniers échanges administratifs, c'est du bon français, mais franchement, c'est à chier.)
Ici, un exemple de joli et impénétrable illogisme, avec le mot " gens " :
L'accord des adjectifs avec le nom commun " gens " est un cauchemar de Kubrick, et sans entrer dans le détail, ils peuvent s'accorder au féminin avant et au masculin après, et ce dans la même expression ; on peut donc dire et écrire :
Ce n'est donc pas une question d'orthographe, les gens, mais plus du plaisir indicible que l'on prend à faire usage d'un outil compliqué (moi la première). Or, quand cet outil est le langage, que sa diffusion première est l'écrit, il me semble pertinent de le rendre cohérent et efficace. C'est ce à quoi s'emploie, ou tente de s'employer, cette réforme de l'orthographe, et c'est pour cela que, personnellement, je ne hurle pas à la mort.
La réforme, en bref, la voilà : La nouvelle orthographe.
Elle propose des choses plutôt intelligentes.- Par exemple, " événement " devient " évènement ". Rien de choquant et, accessoirement, c'est ainsi qu'il se prononce depuis un demi siècle.
- Certains accents disparaissent lorsqu'ils sont inutiles (c'est-à-dire qu'ils sont conservés lorsqu'ils permettent une distinction de sens, comme entre " mûr " et " mur ").
- Et l'orthographe de certains mots est simplifiée. Je vais prendre l'exemple d'" oignon ", qui a provoqué un grand nombre d'hara-kiri en direct sur mon mur Facebook. Car, dorénavant, il est possible de l'écrire " ognon ". Alors, ok, c'est bizarre, c'est moche. Mais c'est une question d'habitude, les gars. Là, ça ne fait pas un demi-siècle qu'on le prononce comme ça, mais PLUSIEURS SIÈCLES. Y a un moment où on est plus " réac ", mais carrément Néo-Renaissance, ou pire.
- Entre nous, il y a beaucoup de choses incohérentes dans le français, et le mot " oignon " n'est pas le seul qui, mis à nu et passé à la moulinette de la logique historique et contextuelle, nous rendrait la pupille humide. En effet, à l'époque où le français s'est, progressivement et péniblement, unifié (aux XVIe et XVIIe siècles), quelques grammairiens bien intentionnés ont recherché l'étymologie des mots pour bien nous mettre plein de lettres muettes partout et empêcher les braves gens d'écrire correctement. (Je n'invente pas #JuréCraché)
Ainsi, des mots que, depuis longtemps, on écrivait et prononçait d'une façon identique, comme le mot " doi " (le doi de la main, l'ami), se sont vu attribuer des tas de lettres inutiles dans une régression artificielle remontant au latin classique (ici, digitus, depuis fort longtemps évolué en dei et doi, sans jamais être passé par une prononciation ou une écriture s'approchant de " doigt ").
En plus de cela, occasionnellement, les grammairiens, se sont trompés d'étymologie.
Ces graphies erronées et absurdement alourdies, le plus souvent, nous les conservons, bien sûr ^_^. Basées. Sur. Du. Vent.
Voilà pourquoi, entre autres, je ne suis pas contre une réforme de l'orthographe qui irait dans le sens de la cohérence. Cela fait des siècles que nous subissons la tyrannie d'une élite qui a déterminé l'orthographe du français dans le but avoué de la rendre imbitable. Et cela me déplaît.
Et puis, au cours du passé (vous le savez), la langue et son orthographe ont énormément bougé. Au nom de quoi cela s'arrêterait-il à notre époque ? Parce que nous l'avons enfin trouvé, le bon français ? Mais, bordel aqueux, sommes-nous SI nombrilistes ?
Comme la France aime se plaindre et traîner des pieds (coucou c'est nous), on a quand même mis 26 ans à faire appliquer une réforme de 1990.
Cela veut dire que :
- On s'excite pour pas grand-chose, puisqu'on peut continuer à mettre le tréma sur le " e " de cette langue " ambiguë ", et tous les circonflexes qu'on veut sur le " coût " de la vie, ce qui ne l'empêchera pas de monter ;
- Les élèves vont devoir apprendre, dans plusieurs cas, deux graphies. Pourquoi ? Parce qu'il y a celle que les profs doivent leur enseigner, et celle que la société va leur enseigner. En d'autres termes, ça va être encore plus le bordel dans leur tête que ça ne l'est déjà.
C'est pour ça que c'est vraiment, vraiment dommage de se contenter de cette demi-réforme, qui risque surtout de semer le désordre dans un univers orthographique déjà peu simple. Soit on fait, soit on fait pas, mais là, c'est à moitié fait.**
Si on voulait réformer l'orthographe intelligemment, il faudrait aller voir du côté des Allemands qui, entre 1996 et 2005, ont mené une refonte quasi complète, cohérente, progressive, et o-bli-ga-toi-re. Résultat ? Maintenant, il est quasi impossible de faire des fautes d'orthographe en allemand dès lors qu'on sait le parler.
Et c'est le fond de l'affaire. De nombreuses études montrent combien l'orthographe d'une langue influe sur l'apprentissage de l'écriture. Plus la graphie est éloignée de la prononciation, plus l'apprentissage de l'écriture est difficile. En italien, l'écriture de la langue est presque instinctive, très logique : à chaque son correspondent des lettres, et il y a peu d'exceptions. À l'opposé de ce spectre, on a l'anglais, dont les graphies, qui tiennent du saxon, du vieil anglais, et du français, sont absolument chtarbées. Résultat ? Les petits italiens gagnent 6 à 18 mois sur les petits anglais dans la maîtrise de l'écriture. Ils savent écrire plus tôt, et mieux.
L'orthographe de notre langue est un sujet qui nous tient forcément beaucoup à cœur, et sur lequel il est tout bonnement impossible d'être objectif. Et, dans le fond, les réactions outrées (qui, d'ailleurs, viennent le plus souvent de mes amis les plus amoureux de la langue et de la lecture, et j'en ai un paquet !) ne sont que des marques d'affection. Oui, on aime les petites particularités de notre français tortueux, comme on aime les poutres un peu tordues de la maison familiale, son lierre sur le mur du fond, sa fenêtre du grenier qui ferme mal.
Mais, si on l'aime, il faut savoir en prendre soin, non ? On ne va pas raser la baraque. Mais changer les fenêtres, ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée...
*Blague de François Rollin, dont je vous invite à lire le génial Les grands mots du professeur Rollin, pour découvrir ou redécouvrir des mots inusités, servis sur un plateau d'argent avec un retourné d'humour déjanté.
**Quand je dis que c'est à moitié fait : bien sûr, affaire à suivre, car j'imagine bien que, dans l'intention, on ne va pas s'arrêter là. Sauf qu'à coup de réforme molle du genou une fois tous 50 ans, qu'on met ensuite 26 ans à mettre en place, le schmilblick va pas avancer des masses.
PS : Je n'espère convaincre personne, et entendez bien que j'écris ce texte tranquilou en pyjou devant mon écran (et pas le couteau entre les dents, à cheval sur le fier destrier du progrès). C'est le rejet de principe de tout changement orthographique qui m'a donné envie de proposer un autre regard.