Pour mon premier coup de cœur de 2016, évidemment que j'allais m'empresser d'aller embêter son auteur. C'est ainsi qu' Allez vous faire lire accueille la lunaire poétesse Caroline Solé, auteur de La pyramide des besoins humains chez L'École des Loisirs (2015), qui a gentiment accepté de se prêter au jeu.
Elle se présente elle-même ainsi :
... et maintenant, littérature jeunesse ! Dans laquelle nous allons aussitôt nous plonger, car nous allons parler de votre premier (et magnifique) roman :
Les œuvres littéraires qui ont inspiré Caroline Solé pour la rédaction de La Pyramide des besoins humains : L. : Les développements de l'intrigue liée au " Jeu " se font par une page de " profil " dont le fonctionnement ressemble à celui d'une page Facebook. J'ai vu un contraste saisissant entre le voyeurisme morbide du Jeu et la retenue et la simplicité de la narration à son endroit. Le voyeurisme numérique actuel vous effraie-t-il ?Lupiot : Christopher a quinze ans, il est SDF. Ni heureux, ni malheureux. Il a parfois froid. Il se sent parfois seul en regardant les étoiles. Sa situation est due à une dégringolade adolescente trop banale pour ne pas faire mal. Il a encore un peu de rage et d'espoir dans le ventre, et c'est ce qui le sauvera, sans doute.
C. S. : Je n'ai pas cherché à faire une dystopie ou à m'inscrire dans un genre littéraire en particulier. Le point de départ, c'est vraiment le personnage de Christopher, le désir d'être dans sa tête et de le suivre au plus près. Si cette histoire devait être filmée, elle le serait au plus près, en plan serré. Je souhaitais effectivement faire un récit plus intimiste que sociologique. Même si, bien entendu, le tiraillement de Christopher, sa quête, est de chercher sa place dans la société. Il y a donc aussi une approche sociologique.
(SPOILER)Mais l'idée de la pyramide est venue dans un deuxième temps. Il y avait d'abord la volonté de donner la parole à un garçon à qui personne ne parle, qui vit dans l'ombre. Je souhaitais le mettre dans la lumière.
L. : Si Christopher avait un livre de chevet, quel serait-il ?C. S. : Le numérique ne m'effraie pas, il m'intéresse. Même si je ne suis pas très âgée, je suis d'une génération qui a connu un monde sans Internet. Et cela me rend curieuse d'explorer ce nouveau rapport au monde, pour des jeunes qui ont grandi avec des pixels dans les yeux. Qu'est-ce que cela change ? En quoi est-ce que le numérique bouleverse notre rapport à l'intime ? Sur les réseaux sociaux, c'est tentant de publier des photos retouchées, de montrer une image de soi contrôlée, idéalisée. Dans ce livre, je fais le contraire : Christopher ne dévoile pas ses vacances à la plage, mais une sombre réalité : devoir dormir sur un carton mouillé, dans le froid et l'insécurité. Comment va-t-il pouvoir tirer son épingle du jeu dans ces conditions ?
Il y a effectivement un certain voyeurisme, un rapport passif qui peut exister sur les réseaux sociaux : on fait défiler les informations sur son " mur ", on observe la vie de l'autre sans forcément entrer en contact avec lui, on prend ce qu'on a envie de prendre, il suffit de cliquer pour se déconnecter. Associé à la surenchère des émissions de télé-réalité, qui nous poussent à aller toujours plus loin dans le voyeurisme, cela peut être dangereux pour des personnes fragiles. Les frontières de l'intime sont brouillées et cela demande une grande vigilance pour préserver son jardin secret.
C. S. : Réponses A, B et D ! À la fin, Christopher ne donne pas à voir aux spectateurs ce qu'ils escomptaient.
Il crée une frustration en refusant de continuer à jouer le jeu. Les lecteurs vivent ce dénouement différemment. Certains sont tellement pris dans l'histoire du jeu qu'ils éprouvent la même frustration que les spectateurs. D'autres font une différence entre cette frustration liée au jeu et le vide laissé par Christopher, qui est son choix. Cette fin ouverte fait confiance au lecteur, à son imaginaire, à son intelligence, en lui laissant le choix, à lui aussi.
C. S. : Cela pourrait être Les aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, parce que c'est un roman d'aventure, de liberté, très ancré dans le réel tout en laissant une grande place à l'imaginaire. Il y a une certaine violence aussi. Huckleberry a un père brutal, il vit en marge de la société et essaie de trouver sa place. Il doit se cacher, car il est en fuite et, en même temps, il est tellement avide de vivre, curieux, qu'il essaie de se faufiler partout, d'explorer le monde. Comment se fondre dans le décor tout en existant aux yeux des autres ?
L. : En parlant de ça, quelle est votre façon d'aborder l'écriture ? Attendez-vous l'inspiration, pour ensuite vous plonger corps et âme dans le projet, ou bien êtes-vous sur plusieurs fronts à la fois ?(Les éditions actuellement disponibles)
(Pour lire d'autres interviews de Caroline Solé, c'est par et par . Vous pourrez découvrir, notamment, la réponse aux intrigantes questions suivantes : Comment a-t-elle su restituer avec autant d'authenticité la vie dans la rue ? Pense-t-elle tout le mal que dit Christopher de la pyramide de Maslow ? Quel est son plus grand besoin humain ?)
L. : Si vous deviez résumer votre activité d'écrivain en un GIF : C. S. :C. S. : J'ai toujours eu envie d'être romancière. La littérature, c'est un espace de liberté qui ouvre une fenêtre sur le monde ; c'est aussi une façon de s'extraire du monde pour mieux l'apprivoiser. Enfant, je tenais un journal intime. À l'adolescence, j'ai rédigé quelques nouvelles et très vite, vers l'âge de seize ans, j'ai voulu écrire des romans. Mais pendant de longues années, j'ai été frustrée : je sentais que je restais en surface, je n'arrivais pas à retranscrire ce que j'avais en tête. Il a fallu du temps, pas mal d'années, avant que quelque chose en moi se lâche et se risque à aller au bout d'une histoire, d'une émotion. Et c'est vraiment avec ce roman, La pyramide des besoins humains, que j'ai eu la sensation, enfin, d'oser sauter dans le vide et de véritablement écrire.
C. S. : Je ne crois pas qu'on se choisisse un style ; on en a ou pas. En revanche, chaque personnage a sa propre voix et c'est ce qui diffère d'un roman à un autre. Pour La pyramide, j'ai essayé de laisser libre cours à la voix de Christopher et de travailler le texte pour le dépouiller de ce qui l'encombre : aller droit au but, car cela correspondait au tempérament de cet adolescent fugueur, tout en ménageant un espace pour la poésie et l'imaginaire.
C. S. : Quelle est la part de choix dans l'écriture d'un livre ? On ne peut pas décréter " le 3 mars prochain, l'inspiration va surgir ". Ce qui surgit, c'est une émotion, un ressenti, une voix. Le sujet s'impose à soi. En revanche, dans un deuxième temps, il y a un choix d'auteur, effectivement : accepter de se lancer corps et âme dans l'histoire. C'est quelque chose de très intime, très profond, qui mûrit pendant longtemps et qui, un jour, peut enfin être raconté.
C. S. : Pour écrire, il me semble qu'il faut déjà se connaître soi-même. En tout cas, ne pas avoir peur de soi. Ne pas craindre de plonger dans ses émotions. C'est comme un donjon, où il y a des chambres royales, de belles pierres, mais aussi des caves pleines de toiles d'araignée, des geôles, avec des portes fermées à double tour, où l'on imagine des choses effrayantes... Il faut beaucoup de courage pour écrire. On ne sait jamais ce qui va émerger. Si on a une connaissance de son monde intérieur, je crois qu'on peut aller loin dans l'écriture. On peut oser écrire.
C'était la poétique Caroline Solé, dont le très beau premier roman, La pyramide des besoins humains, est sorti en 2015 chez L'École des Loisirs. En vous souhaitant de le découvrir à votre tour,
Bonne lecture,