Enigmatique, non ? Bon, je le reconnais, c'est un peu fait pour, mais cela correspond aussi à mon ressenti de lecture avant même d'avoir croisé cette phrase. Notre roman du jour, sorti il y a quelques mois, déjà, avait attiré mon attention et j'ai patienté avant de me lancer. Et j'ai été bien surpris, car, attendant un pur roman guerrier, je suis tombé dans un conte sombre, étrange et mystérieux, où la réalité et le rêve (ne devrais-je pas écrire le cauchemar ?) se mêlent étroitement, leur frontière aussi effacée que le sexe de la narratrice. Avec "Neverhome", publié chez Actes Sud, je viens de découvrir un auteur, Laird Hunt, dont, j'en suis certains, je lirai d'autres romans. J'ai été emporté par cette histoire déroutante où une seule chose ne tolère aucune ambiguïté : l'horreur de la guerre et des séquelles qu'elles laissent aux personnes qui la font et à celles qui la subissent. Suivez Gallant Ash dans sa bal(l)ade morbide de l'Indiana à Washington, en passant par certains des principaux champs de bataille de la Guerre de Sécession...
Lorsque certains Etats du sud décident de faire sécession pour rejeter les projets d'abolition de l'esclavage promus par Abraham Lincoln, le président des Etats-Unis, une terrible guerre civile éclate. Nous sommes en 1861 et le conflit qui débute va vite devenir une abominable boucherie, à coup de batailles terriblement meurtrières.
Parmi les engagés, se trouve Ash Thompson, qui a quitté sa ferme de l'Indiana pour s'enrôler dans l'Etat voisin de l'Ohio. Un choix que Ash tient secret, mentant sur ses origines auprès de l'officier recruteur. Et pour cause, Ash a quelques trucs à cacher. En particulier le fait que son véritable prénom est Constance...
En tant que femme, elle n'aurait pas pu revêtir la tunique bleue des Etats de l'Union, même si elle l'avait voulu. Son époux, Bartholomew, lui, aurait dû partir sous les drapeaux, mais sa santé est fragile et, disons-le clairement, il n'est pas fait pour les affaires martiales. Il est donc resté à la ferme pendant que c'est son épouse qui est partie défendre les idées auxquelles elle croit fermement.
Après les classes en Ohio, aux cours desquelles elle a appris à marcher au pas, démontré des aptitudes hors norme au tir et gagné le surnom de "Gallant Ash" pour avoir couvert de sa veste une jeune demoiselle ayant eu un léger souci de corsage, Constance découvre enfin la guerre. D'abord en abattant un homme pour la première fois, de loin façon sniper.
Puis, au fur et à mesure, lors de combats d'une violence inouïe qui finissent par joncher les campagnes de Virginie et des Etats voisins de cadavres et par remplir les hôpitaux de fortune de soldats mutilés par la mitraille et l'artillerie. Survivre devient alors un impératif, car le danger peut surgir n'importe comment, pendant les batailles rangées, bien sûr, mais aussi lors des missions en éclaireur.
La guerre d'Ash/Constance va alors se transformer en un incroyable périple au cours duquel elle va faire un grand nombre de rencontres, plus ou moins brèves, qui auront des conséquences à plus ou moins long terme sur sa propre existence. Une galerie de personnages que cette guerre a irrémédiablement changé, au point que le lecteur, lui, se pose des questions...
Car, dès les premières pages, on comprend que Ash/Constance traîne aussi avec elle son passé, dont on ignore à peu près tout. Mais ce que l'on sait, c'est qu'elle a perdu sa mère assez récemment et qu'elle entretient avec elle un dialogue intérieur. Une situation qui suscite le doute : ces hommes et ces femmes qu'elle croise lors de son errance sont-ils réels ou... sont-ils des fantômes ?
Les mots sont sans doute fort, il y a quelque chose de très bizarre dans l'ambiance que crée Laird Hunt, de très déroutant qui brouille totalement les repères du lecteur. Certains personnages apparaissent, disparaissent, parfois définitivement, d'autres fois provisoirement. On connaît rarement leurs noms et la relation avec Ash/Constance alimente souvent les doutes qu'on peut avoir.
Alors qu'elle évolue dans une région d'Amérique dévastée, où les survivants n'ont pas l'air beaucoup plus vaillants que les morts, que la violence terrible qui s'abat laisse des traces sur les corps mais aussi dans les têtes, envisager que Ash/Constance ait complètement perdu l'esprit n'est pas absurde. Mais le pire, c'est de se dire que tout cela est certainement réel...
Laird Hunt parvient avec beaucoup de finesse à créer ce climat oppressant et à montrer l'horreur de la guerre dans toute son ampleur à travers un récit qui est en fait un véritable conte. Certes, c'est un conte encore plus sombre et tourmenté que chez les Grimm, mais c'est pour moi, bel et bien un conte, les références dans le récit sont d'ailleurs nombreuses à ce genre littéraire.
Ash/Constance se lance dans une sorte d'odyssée dont elle serait l'Ulysse, tandis que Bartholomew, substitut de Pénélope, attend son retour dans l'Indiana, mais pas franchement en y coulant des jours heureux, ni en tissant et détricotant un quelconque linceul. A son retour à la maison, il faudra encore à Constance non pas reprendre, mais récupérer sa vie. Se battre, encore se battre...
Il y a, d'ailleurs, dans le titre même du livre, "Neverhome", cette notion d'errance, de difficulté à trouver un endroit où se sentir chez soi. A quel point Constance prend-elle pour prétexte la guerre qui débute pour quitter cette ferme où elle pourrait bien ne pas vraiment se sentir chez elle ? L'hypothèse n'est pas incongrue.
D'ailleurs, par la suite, à chaque étape de son voyage au bout de l'enfer, on ressent ce même inconfort. Même lorsqu'elle se pose, parfois malgré elle, l'envie de repartir lui reprend vite. Repartir, mais pas forcément directement pour l'Indiana. On se demande même si, dans la dernière partie du livre, elle ne retarde pas l'échéance...
Au milieu de tous les personnages ambigus et bizarre qu'on croise en cheminant aux côtés d'Ash/Constance, force est de reconnaître qu'elle est la plus difficile à cerner. Peut-être aussi parce qu'elle est la narratrice de l'histoire et qu'elle ne nous livre que peu d'éléments sur elle et sur sa vie d'avant la guerre.
Et puis, j'ai évoqué ces personnages souvent bizarres qu'elle côtoient tout au long de son voyage et de son apprentissage de la guerre, mais aussi sur le chemin du retour. Je n'ai pu m'empêcher de songer à une Alice qui aurait franchi le miroir mais qui, cette fois, ne se serait pas retrouvé au pays des Merveilles, mais bien dans celui des horreurs.
Laird Hunt propose, à travers ces hommes et ces femmes, engagés de façon différente et à différents degrés dans le conflit, une palette très large des effets collatéraux d'une guerre : morts et blessés, bien sûr, prisonniers, aussi, soignants, anciens combattants, femmes de soldats, habitants des lieux situés sur le front, etc.
Tous sont marqués, sans doute jusqu'à leur dernier jour, par ce qu'ils ont vécu, ce qu'ils ont vu. Certains ont effectivement perdu la tête, mais on se demande, là encore, si ce n'est pas le lot de tous. S'ils n'ont pas tous perdu une part d'eux-mêmes et de leur âme dans ces combats d'une violence qu'on a peine à imaginer.
Je me rends compte que j'ai beaucoup insisté sur l'ambiance de ce livre, mais c'est vraiment ce qui m'a marqué. On est dans un certain inconfort, on ne sait pas trop où l'on va et on ne se fie vraiment à personne. L'absence de nom pour une grande partie des personnages est aussi très troublante, parce que cela vient renforcer l'impression d'inexistence ou d'existence aléatoire de ces êtres.
J'ai aussi beaucoup parlé de la violence, elle est omniprésente, et pas seulement à travers des scènes de combats. Ce sont toutes les relations humaines ou presque qui sont violentes, dans ce contexte. L'une m'a frappé, simple exemple que je ne développe pas, mais une partie de "Neverhome" se passe dans un asile de fous où les malades sont traités de façon aussi inhumaine que celle qui les a amenés là...
Quant elle n'explose pas, qu'elle ne prend pas la forme d'une fusillade nourrie ou d'un bombardement massif, la violence suinte de façon bien plus insidieuse. La guerre a tout empoisonné et il faudra longtemps avant que les êtres qu'elle a contaminés soient guéris de cette violence. D'ailleurs, on peut se demander si elle ne s'est pas transmise aux générations suivantes pour perdurer jusqu'à maintenant...
Un mot a attiré mon attention, dans un court résumé, qui n'est pas, me semble-t-il, la quatrième de couverture du livre. Ce mot, c'est : anamorphose. Bon, pour être franc, j'aurais bien du mal à vous expliquer ce que c'est exactement, mais je le crois très juste, et peut-être même à plus d'un titre. Laird Hunt l'utilise dans le fond et dans la forme.
Je m'explique : la forme, on en a parlé, c'est cette déformation, cette distorsion permanente du réelle qui crée l'ambiance très particulière de son roman et laisse planer le doute sur la réalité de certaines rencontres. Mais, on retrouve aussi, me semble-t-il, des anamorphoses dans le cours du récit lui-même, comme ces plaques de verre servant à la photographie qu'on va utiliser comme matériau de construction.
Constance elle-même, par son travestissement, apporte elle aussi cette pierre à un édifice où l'on peine à savoir si la vérité a encore une place. Sans oublier le choix de Laird Hunt de faire raconter ses aventures par Constance elle-même, plutôt que d'adopter la neutralité d'une narration à la troisième personne.
Je le dis souvent, et c'est la liberté de chaque lecteur d'en tenir compte ou pas, mais le "je" ajoute un prisme : dans quelle mesure ce narrateur impliqué dans l'histoire est-il fiable ? Dans quelle mesure déforme-t-il lui aussi la réalité ? Et tout cela fait de cette histoire un récit troublant, assez dérangeant, mais tout à fait fascinant.
A travers ce billet, je vous livre ici ma version de la lecture de "Neverhome" et je suis quasiment certains qu'elle sera bien différente de celle d'autres lecteurs... Parce que notre manière de lire, d'assimiler ce que nous lisons, c'est là encore un prisme déformant et ce que l'on en retire variera nécessairement de l'un à l'autre.
On termine en parlant de Constance, personnage féminin puissant et beau, même si elle peut paraître assez rude, abrupte, même. Le temps qu'elle passe déguisée en homme, elle en remontre à ses camarades de régiment, devenant une légende sous le surnom de Gallant Ash, mais aussi un combattant redoutable à qui on songe même à proposer de l'amendement.
Elle n'est pas sans peur, qui pourrait d'ailleurs l'être dans ces conditions ? Mais, elle la gère mieux que d'autres autour d'elle, que cette trouille prive de moyens et conduit droit à le tombe. Féroce, déterminée, croyant à la justesse de son combat en faveur de l'abolition de l'esclavage, elle reste, je l'ai dit plus haut, un personnage assez mystérieux, malgré tout.
Au fil du récit, son histoire personnelle se dessine plus nettement et l'on se dit que, outre ses soucis de santé qui l'ont obligé à passer son tour, Bartholomew n'est sans doute pas celui qui, à la ferme, porte la culotte, pardonnez-moi l'expression. Oui, Constance est une femme forte et il faut l'être pour survivre à ce qu'elle a traversé. Mais, malgré cela, à lire ce récit rédigé, précise-t-elle, longtemps après la guerre, on sent bien qu'elle en est revenue ébranlée.
J'ai dit qu'on avait, avec "Neverhome", virulent plaidoyer contre toutes les guerres, un conte, il lui faut donc une morale. Et celle-ci est assez effroyable. Car, finalement, la Constance partie à la guerre et celle qui en est revenue ne sont pas tout à fait les mêmes. La violence mais peut-être plus encore la peur l'ont investie, et ne la quitteront plus.
En début de billet, j'évoquais l'idée que Constance, avant même de partir au front, était déjà hantée par ses fantômes personnels. Mais, à son retour, cette hantise est une certitude. Fantômes et souvenirs se confondent en un traumatisme incurable. Et l'exorciser paraît impossible. Pour elle, comme pour les autres. Comme pour tous ceux, ici et ailleurs, que la guerre frappe.
Lorsque certains Etats du sud décident de faire sécession pour rejeter les projets d'abolition de l'esclavage promus par Abraham Lincoln, le président des Etats-Unis, une terrible guerre civile éclate. Nous sommes en 1861 et le conflit qui débute va vite devenir une abominable boucherie, à coup de batailles terriblement meurtrières.
Parmi les engagés, se trouve Ash Thompson, qui a quitté sa ferme de l'Indiana pour s'enrôler dans l'Etat voisin de l'Ohio. Un choix que Ash tient secret, mentant sur ses origines auprès de l'officier recruteur. Et pour cause, Ash a quelques trucs à cacher. En particulier le fait que son véritable prénom est Constance...
En tant que femme, elle n'aurait pas pu revêtir la tunique bleue des Etats de l'Union, même si elle l'avait voulu. Son époux, Bartholomew, lui, aurait dû partir sous les drapeaux, mais sa santé est fragile et, disons-le clairement, il n'est pas fait pour les affaires martiales. Il est donc resté à la ferme pendant que c'est son épouse qui est partie défendre les idées auxquelles elle croit fermement.
Après les classes en Ohio, aux cours desquelles elle a appris à marcher au pas, démontré des aptitudes hors norme au tir et gagné le surnom de "Gallant Ash" pour avoir couvert de sa veste une jeune demoiselle ayant eu un léger souci de corsage, Constance découvre enfin la guerre. D'abord en abattant un homme pour la première fois, de loin façon sniper.
Puis, au fur et à mesure, lors de combats d'une violence inouïe qui finissent par joncher les campagnes de Virginie et des Etats voisins de cadavres et par remplir les hôpitaux de fortune de soldats mutilés par la mitraille et l'artillerie. Survivre devient alors un impératif, car le danger peut surgir n'importe comment, pendant les batailles rangées, bien sûr, mais aussi lors des missions en éclaireur.
La guerre d'Ash/Constance va alors se transformer en un incroyable périple au cours duquel elle va faire un grand nombre de rencontres, plus ou moins brèves, qui auront des conséquences à plus ou moins long terme sur sa propre existence. Une galerie de personnages que cette guerre a irrémédiablement changé, au point que le lecteur, lui, se pose des questions...
Car, dès les premières pages, on comprend que Ash/Constance traîne aussi avec elle son passé, dont on ignore à peu près tout. Mais ce que l'on sait, c'est qu'elle a perdu sa mère assez récemment et qu'elle entretient avec elle un dialogue intérieur. Une situation qui suscite le doute : ces hommes et ces femmes qu'elle croise lors de son errance sont-ils réels ou... sont-ils des fantômes ?
Les mots sont sans doute fort, il y a quelque chose de très bizarre dans l'ambiance que crée Laird Hunt, de très déroutant qui brouille totalement les repères du lecteur. Certains personnages apparaissent, disparaissent, parfois définitivement, d'autres fois provisoirement. On connaît rarement leurs noms et la relation avec Ash/Constance alimente souvent les doutes qu'on peut avoir.
Alors qu'elle évolue dans une région d'Amérique dévastée, où les survivants n'ont pas l'air beaucoup plus vaillants que les morts, que la violence terrible qui s'abat laisse des traces sur les corps mais aussi dans les têtes, envisager que Ash/Constance ait complètement perdu l'esprit n'est pas absurde. Mais le pire, c'est de se dire que tout cela est certainement réel...
Laird Hunt parvient avec beaucoup de finesse à créer ce climat oppressant et à montrer l'horreur de la guerre dans toute son ampleur à travers un récit qui est en fait un véritable conte. Certes, c'est un conte encore plus sombre et tourmenté que chez les Grimm, mais c'est pour moi, bel et bien un conte, les références dans le récit sont d'ailleurs nombreuses à ce genre littéraire.
Ash/Constance se lance dans une sorte d'odyssée dont elle serait l'Ulysse, tandis que Bartholomew, substitut de Pénélope, attend son retour dans l'Indiana, mais pas franchement en y coulant des jours heureux, ni en tissant et détricotant un quelconque linceul. A son retour à la maison, il faudra encore à Constance non pas reprendre, mais récupérer sa vie. Se battre, encore se battre...
Il y a, d'ailleurs, dans le titre même du livre, "Neverhome", cette notion d'errance, de difficulté à trouver un endroit où se sentir chez soi. A quel point Constance prend-elle pour prétexte la guerre qui débute pour quitter cette ferme où elle pourrait bien ne pas vraiment se sentir chez elle ? L'hypothèse n'est pas incongrue.
D'ailleurs, par la suite, à chaque étape de son voyage au bout de l'enfer, on ressent ce même inconfort. Même lorsqu'elle se pose, parfois malgré elle, l'envie de repartir lui reprend vite. Repartir, mais pas forcément directement pour l'Indiana. On se demande même si, dans la dernière partie du livre, elle ne retarde pas l'échéance...
Au milieu de tous les personnages ambigus et bizarre qu'on croise en cheminant aux côtés d'Ash/Constance, force est de reconnaître qu'elle est la plus difficile à cerner. Peut-être aussi parce qu'elle est la narratrice de l'histoire et qu'elle ne nous livre que peu d'éléments sur elle et sur sa vie d'avant la guerre.
Et puis, j'ai évoqué ces personnages souvent bizarres qu'elle côtoient tout au long de son voyage et de son apprentissage de la guerre, mais aussi sur le chemin du retour. Je n'ai pu m'empêcher de songer à une Alice qui aurait franchi le miroir mais qui, cette fois, ne se serait pas retrouvé au pays des Merveilles, mais bien dans celui des horreurs.
Laird Hunt propose, à travers ces hommes et ces femmes, engagés de façon différente et à différents degrés dans le conflit, une palette très large des effets collatéraux d'une guerre : morts et blessés, bien sûr, prisonniers, aussi, soignants, anciens combattants, femmes de soldats, habitants des lieux situés sur le front, etc.
Tous sont marqués, sans doute jusqu'à leur dernier jour, par ce qu'ils ont vécu, ce qu'ils ont vu. Certains ont effectivement perdu la tête, mais on se demande, là encore, si ce n'est pas le lot de tous. S'ils n'ont pas tous perdu une part d'eux-mêmes et de leur âme dans ces combats d'une violence qu'on a peine à imaginer.
Je me rends compte que j'ai beaucoup insisté sur l'ambiance de ce livre, mais c'est vraiment ce qui m'a marqué. On est dans un certain inconfort, on ne sait pas trop où l'on va et on ne se fie vraiment à personne. L'absence de nom pour une grande partie des personnages est aussi très troublante, parce que cela vient renforcer l'impression d'inexistence ou d'existence aléatoire de ces êtres.
J'ai aussi beaucoup parlé de la violence, elle est omniprésente, et pas seulement à travers des scènes de combats. Ce sont toutes les relations humaines ou presque qui sont violentes, dans ce contexte. L'une m'a frappé, simple exemple que je ne développe pas, mais une partie de "Neverhome" se passe dans un asile de fous où les malades sont traités de façon aussi inhumaine que celle qui les a amenés là...
Quant elle n'explose pas, qu'elle ne prend pas la forme d'une fusillade nourrie ou d'un bombardement massif, la violence suinte de façon bien plus insidieuse. La guerre a tout empoisonné et il faudra longtemps avant que les êtres qu'elle a contaminés soient guéris de cette violence. D'ailleurs, on peut se demander si elle ne s'est pas transmise aux générations suivantes pour perdurer jusqu'à maintenant...
Un mot a attiré mon attention, dans un court résumé, qui n'est pas, me semble-t-il, la quatrième de couverture du livre. Ce mot, c'est : anamorphose. Bon, pour être franc, j'aurais bien du mal à vous expliquer ce que c'est exactement, mais je le crois très juste, et peut-être même à plus d'un titre. Laird Hunt l'utilise dans le fond et dans la forme.
Je m'explique : la forme, on en a parlé, c'est cette déformation, cette distorsion permanente du réelle qui crée l'ambiance très particulière de son roman et laisse planer le doute sur la réalité de certaines rencontres. Mais, on retrouve aussi, me semble-t-il, des anamorphoses dans le cours du récit lui-même, comme ces plaques de verre servant à la photographie qu'on va utiliser comme matériau de construction.
Constance elle-même, par son travestissement, apporte elle aussi cette pierre à un édifice où l'on peine à savoir si la vérité a encore une place. Sans oublier le choix de Laird Hunt de faire raconter ses aventures par Constance elle-même, plutôt que d'adopter la neutralité d'une narration à la troisième personne.
Je le dis souvent, et c'est la liberté de chaque lecteur d'en tenir compte ou pas, mais le "je" ajoute un prisme : dans quelle mesure ce narrateur impliqué dans l'histoire est-il fiable ? Dans quelle mesure déforme-t-il lui aussi la réalité ? Et tout cela fait de cette histoire un récit troublant, assez dérangeant, mais tout à fait fascinant.
A travers ce billet, je vous livre ici ma version de la lecture de "Neverhome" et je suis quasiment certains qu'elle sera bien différente de celle d'autres lecteurs... Parce que notre manière de lire, d'assimiler ce que nous lisons, c'est là encore un prisme déformant et ce que l'on en retire variera nécessairement de l'un à l'autre.
On termine en parlant de Constance, personnage féminin puissant et beau, même si elle peut paraître assez rude, abrupte, même. Le temps qu'elle passe déguisée en homme, elle en remontre à ses camarades de régiment, devenant une légende sous le surnom de Gallant Ash, mais aussi un combattant redoutable à qui on songe même à proposer de l'amendement.
Elle n'est pas sans peur, qui pourrait d'ailleurs l'être dans ces conditions ? Mais, elle la gère mieux que d'autres autour d'elle, que cette trouille prive de moyens et conduit droit à le tombe. Féroce, déterminée, croyant à la justesse de son combat en faveur de l'abolition de l'esclavage, elle reste, je l'ai dit plus haut, un personnage assez mystérieux, malgré tout.
Au fil du récit, son histoire personnelle se dessine plus nettement et l'on se dit que, outre ses soucis de santé qui l'ont obligé à passer son tour, Bartholomew n'est sans doute pas celui qui, à la ferme, porte la culotte, pardonnez-moi l'expression. Oui, Constance est une femme forte et il faut l'être pour survivre à ce qu'elle a traversé. Mais, malgré cela, à lire ce récit rédigé, précise-t-elle, longtemps après la guerre, on sent bien qu'elle en est revenue ébranlée.
J'ai dit qu'on avait, avec "Neverhome", virulent plaidoyer contre toutes les guerres, un conte, il lui faut donc une morale. Et celle-ci est assez effroyable. Car, finalement, la Constance partie à la guerre et celle qui en est revenue ne sont pas tout à fait les mêmes. La violence mais peut-être plus encore la peur l'ont investie, et ne la quitteront plus.
En début de billet, j'évoquais l'idée que Constance, avant même de partir au front, était déjà hantée par ses fantômes personnels. Mais, à son retour, cette hantise est une certitude. Fantômes et souvenirs se confondent en un traumatisme incurable. Et l'exorciser paraît impossible. Pour elle, comme pour les autres. Comme pour tous ceux, ici et ailleurs, que la guerre frappe.