Une nuit avec les Hilton, un texte de Denis Ramsay…

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En 1986, je travaillais comme agent de sécurité à l’hôpital Fleury. J’avais atteint ma taille maximale de 5’4’’ et je n’étais pas impressionnant physiquement. J’avais par contre l’orgueil de ma jeunesse, 26 ans, et j’étais apprécié par mes patrons et mes collègues pour ma sagesse. Je me débrouillais bien avec le public : poli, pas trop familier, empathique, mais sans excès, j’avais pour fonction de voir au respect des règlements, au bien-être des patients et à la bonne tenue des patients les uns envers les autres et envers le personnel. Il m’est arrivé de faire du « contrôle physique » et de la « mise sous contention » lorsque des patients étaient agités, mais il s’agissait là du dernier recours et les interventions physiques se faisaient en groupe, soit les deux agents et quelques préposés. Certains agents et certains préposés aimaient l’aspect musclé que requérait parfois ce travail, mais j’avoue que, cette nuit-là, ce type de personnalité aurait provoqué la catastrophe !

J’entrais à l’urgence, du côté des salles d’attente, ce que l’on appelait communément l’admission. Notre bureau se situait entre l’entrée et l’admission. La secrétaire enregistrait l’arrivée du patient, montait son dossier et un agent de sécurité allait porter le dossier sur une pile à la salle de triage, juste à côté. Le temps d’attente variait selon le nombre de patients et la gravité de leur cas.

J’arrivais des étages. J’y avais fait ma ronde, c’est-à-dire vérifier de visu bon nombre de bureaux et de salles inoccupées, de même que deux édifices extérieurs appartenant à l’hôpital. Cette petite marche de santé durait un peu moins d’une heure quand il n’y avait rien à signaler.

— Vous les faites passer devant moi parce qu’ils sont connus !

Je fus ainsi accueilli par un patient impatient qui n’avait aucune blessure apparente, alors qu’un homme en fauteuil roulant avait une jambe en sang, à la suite d’une blessure ouverte au genou. Je regardai attentivement le visage de l’homme et j’allais expliquer à celui qui faisait les cent pas le système de priorité, mais les seuls mots qui sortirent de ma bouche, accompagnés d’un soupir d’exaspération bien marqué furent : « Connais pas ! »

— Pas lui ! Ceux qui sont avec !
— En effet, quatre hommes plutôt costauds voulaient accompagner le blessé en salle de triage et un collègue tentait de leur expliquer qu’une seule personne pouvait accompagner le patient au-delà de cette porte. Ces hommes dans la vingtaine semblaient très émotifs, saturés d’adrénaline et parlaient fort. Et encore, ils ne criaient pas… Il n’y avait pas dans leurs voix cette montée typique vers les notes aiguës. Leur timbre de voix était celui du bœuf mugissant ou du lion rugissant, des voix profondes, gutturales, proches du tremblement de terre. Et ils étaient tous dans une forme physique exceptionnelle. Pas de gringalets ni de petit-gros dans cette famille.

— C’est les Hilton ! me confia le chialeux. Et à ce moment même, je reconnus Dave, Dave junior en fait, plus célèbre que le digne père. De là à dire que Dave junior, le Dave que tout le monde connaît, est indigne ? Faudrait le demander à ses filles. Personnellement, je ne le dirais pas devant lui… Tous ces gaillards avaient le nez cassé des boxeurs, mais mon père aussi a le nez typique de ce sport. Il n’a pourtant jamais fait de boxe. Mais Dave avait un visage bestial. Il faisait peur ! Monter dans un ring contre lui dénotait pas mal de courage ou de folie. En vérité, personne ne voulait avoir affaire à lui…

Mon collègue, Bruno, parlait à l’un d’eux, que nous identifierons comme le plus jeune, Alex. Il semblait plus calme et raisonnable, et il raisonnait ses frères. Moi, je conversai avec Matthew, le plus vieux, et je dus lui avouer que je n’étais pas un amateur de boxe, mais plutôt un fan d’athlétisme, et particulièrement de sprint. « Quand t’es trop petit pour te battre, t’apprends à courir ! » lui lançai-je pour clore la conversation dans la bonne humeur. Car je ne voulais pas me les mettre à dos. Matthew l’avait trouvé drôle.

Récemment, ils avaient fait du grabuge dans un bar près de chez moi, au Beauceron. Il venait probablement de se passer la même chose dans le coin de l’hôpital Fleury, dans Ahuntsic ou Montréal-Nord. Ils ne revenaient pas d’un gala de boxe, mais plutôt d’une bataille de rue, si j’en jugeais par les relents de sueur qui émanaient de leurs corps…

Personne n’avait encore causé de désordre. Nous ne pouvions appeler la police tant qu’ils n’avaient rien cassé, tant qu’ils n’avaient frappé ou menacé personne. Nous pouvions toujours recourir à des renforts à l’interne, ce que nous appelions un « code blanc » à cause de la couleur de l’uniforme des préposés. Après un appel général dans tout l’hôpital, une dizaine de préposés aux bénéficiaires arrivaient en courant et entouraient ceux qu’on leur désignait pour les immobiliser. Ni Bruno ni moi n’avions envisagé cette solution, car ç’aurait probablement passé pour une provocation aux yeux des Hilton.

La solution vint de la secrétaire à l’admission qui appela son ami de cœur qui travaillait au troisième.

— Les Hilton sont dans la salle d’attente, lui dit-elle seulement.

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Dave Hilton, photo RDS

Cet amateur de boxe et fan des Hilton appela ses autres collègues qui affluèrent vers l’urgence avec enthousiasme, mais sans courir. Ils ne se rendaient pas porter secours à des membres du personnel, mais simplement voir leurs idoles. Ils se présentèrent donc un à la suite de l’autre et les Hilton, qui aimaient aussi la gloire et le fait d’avoir des fans, donnèrent des poignées de mains et signèrent des autographes. Les employés formèrent une ligne et les boxeurs manièrent le stylo. Pendant ce temps, leur ami blessé avait été rafistolé et recousu ; il sortit de la salle de triage au moment où Dave Jr signait son dernier bout de papier. Tous, ils nous serrèrent la main, un peu fort, et cette nuit qui aurait pu facilement tourner au cauchemar, se termina dans la joie et le bonheur.

Nous devions maintenant rédiger les rapports… Bruno devait décrire le début de la rencontre et je m’occuperais de la fin.

Nous avions eu toute une frousse, et nous en avons convenu : elle était justifiée…

Notice biographique 

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonieL’auteur se présente ainsi :

« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée.  Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie.  Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 :La lumière différente, un conte fantastique pour enfants.  Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires.  Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉR Les chroniques du jeune Houdini.  D’autres romans sont en chantier…  »

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)