D'habitude, j'ai des scrupules à vous infliger de longues citations en guise de titre, mais pas cette fois, ça change ! Avec un livre que j'ai eu envie de lire après avoir vu passer un article le concernant dans "Livres Hebdo". Un roman, un premier roman, même, me semble-t-il, qui mêle légèreté et gravité dans une fable moderne. Avec un héros un peu particulier, puisqu'il s'agit... d'un chien. Un fox terrier nommé "Sirius", alias le chien qui fit trembler le troisième Reich, pour citer le sous-titre du livre signé Jonathan Crown, est paru récemment aux Presses de la Cité. Ou comment aborder l'un des périodes les plus tragiques de notre histoire sous un angle différent, mais sans pour autant renoncer aux faits tels qu'ils sont. Un moment de divertissement, c'est vrai, mais ce serait sans doute une erreur de vouloir l'aborder uniquement sous cet angle... Car ce livre est bien plus riche qu'il n'y paraît de prime abord.
Sirius, adorable fox-terrier doté d'une intelligence canine largement au-dessus de la moyenne, est un rescapé. Dès ses premiers jours, il a failli être zigouillé sans autre forme de procès, comme tous les autres animaux nés dans son élevage. Il faut dire que Sirius est né dans les années 1930 en Allemagne, pays où l'on n'hésitait guère déjà à se débarrasser de certains humains, alors des chiens...
Pourtant, Sirius s'en est sorti et a été adoptée par une famille qui l'adore et le dorlote, les Liliencron. Carl, le père, est un scientifique, spécialiste reconnu du plancton, titulaire de la médaille Cothenius et enseignant à la Leopoldina, l'Académie allemande de Sciences Naturelles. Rahel, son épouse, est l'une des plus belles femmes de Berlin, son charme en ayant séduit plus d'un.
Rahel et Carl on deux enfants. L'aînée, Else, est une pianiste de talent à qui beaucoup prédisent un grand avenir artistique. Georg, lui, s'apprête à passer le baccalauréat et envisage de devenir médecin. Une famille idéale et soudée que vient parfaitement compléter Sirius. Plus qu'un animal de compagnie, il est un membre à part entière du clan Liliencron.
Mais nous sommes en 1938 et le régime nazi se durcit chaque jour un peu plus. Les lois raciales visant les juifs entrent en vigueur et réduisent un peu plus le cadre dans lequel ces citoyens peuvent évoluer. Et les Liliencron font partie de cette population qu'on montre du doigt, qu'on dénigre, qu'on discrimine.
Lorsque l'étau se resserre franchement sur eux, lorsque le danger devient permanent et les risques énormes, les Liliencron se résolvent à quitter leur pays natal, dans lequel ils ont le terrible sentiment de ne plus être les bienvenus... Cela se passera de justesse, en partie grâce à Sirius et ses talents cachés (le chien fait parfaitement le salut nazi !), en partie grâce à leur voisin, un fameux acteur.
D'ailleurs, le cinéma va être la bouée de sauvetage des Liliencron. Car où aller, lorsqu'on laisse toute son existence derrière soi ? Carl et son plancton n'ont pas franchement le CV ou le carnet d'adresses pour séduire de grandes universités étrangères. Mais Rahel, elle, a connu quelques célébrités, dont l'une fait carrière à Hollywood, désormais.
Pour les Liliencron, Peter Lorre, le mythique M le Maudit, sera une bénédiction. C'est par son entremise qu'ils vont se retrouver à Los Angeles, la capitale mondiale de cinéma. Carl travaille comme chauffeur pour une star montante, insomniaque inépuisable, alcoolique mondain et queutard invétéré, qu'il est chargé de chaperonner autant que de conduire.
Mais c'est grâce à Sirius que les Liliencron vont voir leur situation nettement s'améliorer. Un simple hasard, un bout d'essai tourné pour un film de second ordre et le fox-terrier crève l'écran. Le voilà en route pour la gloire cinématographique, sous la houlette de Jack Warner himself. Sirius devient l'idole d'un paye tout entier et les Liliencron fréquentent désormais les plus grandes stars du moment.
On s'arrache Sirius, devenu incontournable dans le monde du spectacle, jusqu'à signer un contrat en or massif avec le cirque Barnum, l'enseigne la plus célèbre du pays dans ce domaine. Une tournée triomphale est attendue, avec des numéros créés spécialement pour lui. Mais, par un malheureux hasard, ou un tour de magie trop bien réussi, allez savoir, Sirius disparaît...
... Pour réapparaître dans une Allemagne désormais en guerre. Retour à la case départ, et pas dans les conditions les plus confortables. Mais, là encore, le hasard autant que les qualités de ce petit chien pas comme les autres, vont faire de Sirius le plus important espion allié à Berlin. Et voilà comment il va faire trembler le IIIe Reich.
J'ai fait un choix, je l'assume. Je suis allé loin dans l'histoire, mais la quatrième de couverture du livre en fait de même. Le livre n'est pas un roman à suspense et j'ai survolé chaque étape autant que possible pour ne pas révéler les rebondissements de l'incroyable parcours de Sirius. Pardon à ceux qui trouveront que j'en dis trop, je pense au contraire avoir fait de mon mieux pour l'éviter.
Revenons au livre. Une lecture très agréable où l'on s'attend dans un premier temps à ce que l'argument n'entraîne une comédie assez classique autour de la IIe Guerre Mondiale. Mais, bien vite, on comprend que ce ne sera pas le cas, que l'humour de Jonathan Crown est non seulement plein de finesse, mais surtout distillé avec intelligence et tact.
Dès les premières pages, on croise quelques clins d'oeil (ou bien est-ce mon esprit qui divague ?) à d'autres chiens célèbres, comme Milou ou Idéfix. Et puis, inévitablement, on pense à des chiens qui ont connu la gloire à l'écran, l'un des plus récents d'entre eux venant naturellement à l'esprit : Uglie, tête d'affiche de "The Artist". Mais Sirius, lui, aurait vraiment volé la vedette à Jean Dujardin !
"Sirius" est une vraie fable, dans laquelle le chien voit son destin tracé pour lui par les hommes, dans une période où la folie n'est pas toujours douce. Car, ne nous y trompons pas, les rivalités hollywoodiennes sont également très violentes (certes moins que la guerre qui ravage une bonne partie du monde), que ce soit entre studios, entre producteurs, entre acteurs et actrices et même... entre animaux stars !
Je dois dire que la partie hollywoodienne du roman (avec un générique incomparable, difficile de faire mieux !) est savoureuse. Cet âge d'or du cinéma américain est décrit avec une ironie légère qui montre bien toute la vanité de cet univers, mais aussi que l'image est terriblement trompeuse. Ainsi, on croise brièvement Hedy Lamarr, elle aussi exilée, grand sex-symbol et cantonnée à cela, alors qu'elle s'avérera aussi une scientifique de grand talent, dont les idées ont des applications qui nous sont encore bien utiles aujourd'hui (comme le wifi, par exemple !).
Bogart, Clark Gable, Gary Cooper, James Stewart, le très antipathique John Wayne, ou encore Billy Wilder, au coeur d'un running gag qui l'aurait certainement amusé, tous côtoie Sirius et les Liliencron. On voit même passer un jeune homme à la voix veloutée, un certain Frankie, dont la célébrité est encore embryonnaire... Non, on ne s'ennuie (presque) pas dans cette vie de fêtes sans fin et sans réelle profondeur.
Mais le parcours de Sirius colle parfaitement à tout cela. On croirait même que ce texte pourrait être la base d'un scénario de film datant de cette époque. Un moment, je penchais pour Lubiscth ou Chaplin, qui se moquèrent si bien de Hitler et du nazisme dans certains de leurs films. Mais, finalement, c'est un autre réalisateur qui, je pense, emporterait le morceau : Frank Capra.
Oui, ce réalisateur qui savait faire basculer ses histoires du drame qui semblait inéluctable, vers des comédies pleines d'optimisme et bonnes pour le moral. Avec Sirius, la vie est belle, si vous me permettez cette astuce facile. En suivant le chien dans sa vie pleine d'aventures et de dangers, on plonge au coeur de l'histoire bien sombre de l'époque, on tremble pour lui et l'on croit qu'il va trouver la parade et s'en sortir sans mal.
Mais derrière la parabole canine, l'Histoire est bel et bien là. La grande, la terrible Histoire de l'Allemagne nazie plongeant le monde dans l'horreur d'une guerre meurtrière et d'un génocide. Jonathan Crown joue bien sûr avec cette partie-là, au début du livre et dans sa partie finale. Mais il ne la tourne pas en dérision.
Au contraire, il en montre parfaitement les aspects les plus abominables. Dès le début, dans cette décennie des années 30, dont nous reparlerons dans le prochain billet, sur un mode différent, avec les lois raciales, l'exclusion croissante des juifs, les violences de la SS, les premières arrestations et déportations...
Et puis, dans la dernière partie, c'est l'Allemagne en guerre, une guerre qui s'infléchit, qui risque d'être perdue sauf soubresaut ultime. "Sirius" devient un roman d'espionnage, entre intox et quête permanentes des informations-clés qui, dans ce jeu d'échecs mortifère, permettront de faire la différence.
Les talents de Sirius éclatent une nouvelle fois, non plus aux yeux du monde, mais à ceux d'un tout petit comité dans lequel est admis le lecteur. Et les ressources du quadrupède sont immenses, semblent-ils. Héros de fiction, Sirius devient un héros du réel, même si cela doit rester secret... Et, à travers lui, ce sont d'autres événements majeurs de la période qui se déroulent sous nos yeux.
Mais la grande histoire n'est qu'un contexte, qu'elle se déroule à Hollywood ou à Berlin. Ce que Sirius met en évidence, c'est aussi le destin d'une famille. Les Liliencron sont bien plus exposés aux événement que le chien lui-même, au moins dans la première partie du roman. Ensuite, c'est l'exil, une vie qu'on reprend à zéro, qu'on doit reconstruire...
Rien n'est simple, surtout pour les parents Liliencron. Les enfants, eux, vont s'adapter sans doute plus aisément. Mais la nostalgie de la vie d'avant, de l'Allemagne natale, lorsque les nazis ne régentaient pas tout et n'éliminaient pas tous ceux qui se mettent sur leur chemin de fer et de feu... "Sirius", sous ses airs de comédie, est aussi cette tragédie du déracinement.
Je ne crois pas dire de bêtises en écrivant que c'est en s'inspirant du parcours de sa propre famille que Jonathan Crown a écrit "Sirius". Ne vous fiez pas à ce patronyme qui aux sonorités anglaises ou américaines, c'est bien en allemand que le livre est écrit et son auteur, né à Berlin en 1953, vit toujours dans la capitale allemande.
Voilà qui, derrière le sourire, derrière l'attachant personnage de Sirius, qu'on a envie de grattouiller et papouiller plus d'une fois, laisse poindre les souvenirs douloureux d'une famille meurtrie, certes bien moins que d'autres, qui n'auront pas eu la chance de fuir à temps. La légèreté apparente n'est donc qu'un vernis pour s'attaquer à des sujets bien plus sérieux.
"Sirius" n'est donc pas juste un divertissement, une comédie aux gags hilarants mais bien un roman empreint de nostalgie. Sirius est un héros à la Errol Flynn (tiens, j'avais oublié de le citer, celui-là, alors qu'on le croise plusieurs fois), bondissant et la moustache frémissante (mais moins alcoolique que son modèle), se tournant toujours en fin de plan vers la caméra pour adresser au spectateur un sourire de connivence.
"Sirius" est une fable, ayez cela à l'esprit avant de l'entamer. Pas une version canine de "la grande vadrouille" ou de "la septième compagnie". Jonathan Crown offre d'ailleurs deux fins à ses lecteurs, deux dénouements bien différents. Chaque lecteur pourra choisir celle qui lui convient le mieux, dans mon cas, la seconde, parce qu'elle ressemble le plus à la morale d'une fable, justement. Pour les Liliencron. Pour Sirius. Et peut-être aussi un peu pour le lecteur, en lui montrant l'essentiel face au superflu, le durable face à l'éphémère.