Les vacances de Mallock s'achèvent. Vacances studieuses, puisque le commissaire a sévi et mis fin à une malédiction familiale (et même un peu plus que ça), enquête au coeur des "Larmes de Pancrace". Déjà, il faut reprendre le chemin du bureau, qui n'est plus au 36 (Quai des Orfèvres), mais au 13 (rue du Cloître Notre-Dame), pour cause de modernisation des services et de déménagement en cours.
Et cette fin d'été est d'autant plus pourrie que la pluie s'est invitée pour offrir aux Parisiens (et à une bonne partie des Français) une rentrée pour le moins humide. Pas de quoi s'emballer, mais le commissaire, alias l'Ours, retrouve tout de même Fort Mallock, son QG, et son équipe, qu'il a construite avec soin pour prendre en charge tous types d'affaires qu'on voudra bien lui confier.
Ce dont ne se doute pas encore Mallock, c'est que l'affaire qui va lui échoir pour cette rentrée est tout à fait hors norme. Averti en pleine nuit, même lui, qui croit tout avoir vu, tout avoir connu, tombe des nues : on a volé... "la Joconde" ! Le tableau de Léonard de Vinci, déjà dérobé en 1911, et malgré l'épaisse vitre chargé de le protéger, a disparu...
Sur place, un blessé, un artiste mondialement connu, Ivo, qui travaillait à l'installation d'une oeuvre éphémère dans la galerie où l'on peut admirer, outre "la Joconde", "les Noces de Cana", de Veronese. Une autre oeuvre inestimable qui a souffert de l'attaque contre sa voisine de musée, extirpée de sa gangue de verre renforcé à coup d'explosifs...
Une fois la stupeur retombée, il faut chercher à comprendre. Mais, à peine Mallock et son équipe ont-il entamé leur enquête qu'un nouveau coup de théâtre se produit. Utilisant le formidable outil de communication qu'est internet, un... comment dire ? Un étrange personnage revendique le vol du siècle. Mais il ne s'arrête pas là.
Déguisé en Polichinelle, ce personnage grotesque, bossu et ventripotent, issu de la Commedia dell'Arte, le voleur présente au public "worldwide" sa prise... Et la vandalise en direct ! Muni d'un rasoir, il détruit l'oeuvre d'art la plus célèbre au monde, dans une espèce de happening que les Dadas ou leurs héritiers surréalistes, en leurs temps, n'auraient peut-être pas désavoué.
Le lendemain, Mallock reçoit un pot, un de ces pots en verre dans lesquels on fait des conserves. A l'intérieur, dans une mise en scène culinaire et accompagnés d'une maxime spirituelle, des débris de peinture qui seraient les vestiges du chef d'oeuvre de Vinci... Le Polichinelle, qui a adopté le nom d'Ockham, nargue et ridiculise ceux qui vont devoir le chercher.
Commence alors une enquête folle. Folle, dans le sens où elle semble dépasser toute rationalité, toute mesure... Après Mona Lisa, d'autres agressions ont lieu. Elles ne visent plus des oeuvres d'art, mais bien des êtres humains. Attaqués, mutilés, humiliés, mais laissés vivants, ces personnages ont pour point commun d'être des personnalités médiatiques, des people, comme on dit.
A chaque fois, le même rituel, le bocal, la recette de cuisine, la maxime qui va bien... Et, en quelques jours, quelques semaines, voilà Ockham au coeur de toutes les conversations. Et il divise clairement l'opinion : d'un côté, ceux qui dénoncent ces actes avec vigueur (surtout lorsqu'ils se sentent eux-mêmes menacés), de l'autre, ceux qui trouvent que la démarche du Polichinelle est gonflée, subversive...
Mallock et son équipe patinent. Dans une capitale qui n'en finit plus de voir tomber la pluie, au point que le spectre de la crue centennale de la Seine (véritable serpent de... fleuve, annoncé à grands cris à intervalles réguliers), difficile de trouver une piste viable pour retrouver Ockham et mettre fin à son action qui gagne en ampleur, en violence.
Et, si Mallock trouve lui aussi que le choix des cibles d'Ockham n'est pas complètement illégitime, il ne se réjouit pas de le voir multiplier les frasques. Car, il en est certain, Ockham ne va pas s'arrêter en si bon chemin. Et surtout, il finira par franchir le point de non-retour et par tuer une de ses victimes. Et ainsi de suite... Il est urgent d'agir.
Disons-le tout net, j'ai dévoré "le principe de parcimonie", qui fait tout de même ses 540 pages, en en lisant plus des trois quarts en une seule journée. Impossible de lâcher cette histoire, très efficace et addictive, même lorsqu'on commence à se dire qu'on approche de la solution. Non, un nouveau coup de collier et un final haletant nous emportent tels une lame de fond.
Je restais sur l'impression des "larmes de Pancrace", où Mallock avait fait preuve d'un côté facétieux qui m'avait énormément plu, mettant en scène tel un Hercule Poirot au meilleur de sa forme, la résolution de son enquête. L'Ours, sans doute requinqué par l'iode atlantique, avait trouvé cette légèreté et cet humour qu'on ne lui connaît pas toujours.
Aussi, en lisant le début du "Principe de parcimonie", me suis-je dit qu'on allait rester sur la même tonalité, le "méchant" faisant un parfait contrepoids à notre commissaire. La Joconde disparue, volée par Polichinelle, et je m'imaginais Mallock se la jouant "Signé Furax" (oui, je sais, je parle d'un temps que les... pfiou, même moi, je n'étais pas né, mais si vous ne connaissez pas, découvrez !).
Pourtant, pas de Grand Babu, pas d'eau de Cologne, mais des charognes, en bocaux et arrivant en nombre un peu trop important au bureau de Mallock. Finie, la légèreté aquitaine, retour du flic "sévère mais rustre", comme il se définit lui-même, et c'est un duel digne de Batman et du Joker qui va se dérouler sous les yeux du lecteur.
Aux facéties grimaçantes du Polichinelle, avec son masque d'oiseau rappelant les médecins du Moyen-Âge luttant, si on peut dire, contre la peste, Mallock va opposer un sérieux qu'on peut qualifier d'austérité (pas de bons petits plats, dans ce roman !), une détermination et des cadences infernales, au point de faire d'Ockham une vraie obsession.
J'ai insisté sur la météo, ce n'est pas un hasard. Ce temps sinistre, parfaitement illustré sur la couverture, ajoute au côté sombre et oppressant de l'histoire. L'absence du soleil et de la chaleur, très présents dans "les larmes de Pancrace", est plus qu'un élément contextuel, c'est quelque chose qui appuie, renforce le drame en train de se jouer.
Il y a même un élément supplémentaire concernant la place qu'occupe cette question climatique dans l'histoire que je ne révélerai pas ici, mais que j'ai trouvée remarquablement vue, car elle suggère un horizon terrifiant qu'on n'a aucunement envie d'atteindre. Une perspective, pourtant, qui va prendre un tout autre aspect, avec un final qui résonne douloureusement avec l'actualité des derniers mois...
Mais, si vous connaissez un peu ce que Mallock, l'auteur, pas le flic, cette fois, propose depuis qu'il a lancé la série des "Chroniques barbares", vous savez qu'il s'attaque à chaque volume à un aspect particulier de nos sociétés contemporaines. Ici, vous l'aurez compris, ce sont les icônes d'un monde ultra-médiatisé qui sont la cible, et pas seulement celle d'Ockham.
Ce que fustige ici Mallock, c'est le quart d'heure de gloire wahrolien, la célébrité facile pour tous et reposant non pas sur des vertus, mais bien souvent sur des faiblesses, des instincts peu reluisants et des motivations sans lustre, ni panache. Pour revenir au latin, "le principe de parcimonie" pourrait aussi se marier avec une maxime biblique : "Vanitas vanitatum omnia vanitas"
La vanité... Le mot est lâché. Oui, c'est bien l'enjeu de toute cette affaire. Ce mal qui existe de tous les temps mais qu'on érige désormais volontiers au rang de valeur, alors que c'est tout le contraire... Derrière son bec, Ockham s'exclamerait volontiers : "la peste soit des vaniteux !" Et il ne se gêne pas pour les envoyer au bûcher, ces vaniteux...
On a dans ce roman un méchant fascinant, passionnant, inquiétant et mystérieux. Un sacré bon cocktail, car, comme on le sait, un bon méchant, c'est souvent essentiel. Son imagination, son sens des mises en scène, sa façon de narguer les policiers et le monde entier, ce côté "attrape-moi si tu peux", alors qu'il sait avoir plusieurs coups d'avance, oui, cela fait d'Ockham un méchant d'anthologie,
Face à lui, c'est un Mallock désarçonné, dans le doute. Le sarcasme à peine refoulé des premiers instants s'est vite effacé pour laisser la place à l'orgueil de l'Ours, qui n'aime pas qu'on le tienne en échec et encore moins qu'on le raille, qu'on le défie. Alors, oui, Mallock rame, et vu le temps, c'est le cas de le dire, mais Mallock ne lâche rien.
Jusqu'à ce que l'histoire prenne un tour nettement plus personnel, renvoyant le commissaire à ses démons, croisés dans chacun des tomes précédents. Ici, ils sont très présents et, comme dans "le cimetière des hirondelles", ils risquent de faire basculer cet homme massif et impressionnant mais plus fragile qu'il n'y paraît et surtout, monstre de sensibilité, du côté obscur...
Et je n'exagère pas, je pense à une scène en particulier, où notre commissaire est méconnaissable, comme sorti d'un tableau de Bosch et de son enfer. Malmené autant par le réel que par ses rêves, Mallock s'approche dangereusement de cette folie qui l'accompagne depuis un bon moment. Seul, il aurait sans doute sombré, mais il peut heureusement compter sur une équipe soudée et tout aussi vexée que lui.
Mais la fameuse intuition made in Mallock est tenu en échec et, malgré ses visites dans les paradis artificiels pour quelques séances oniriques, il ne parvient par à accrocher le bout du fil d'Ariane qui pourrait le relier à son adversaire... Pire, ces rêves provoqués n'offrent que de mauvais présages, de nouvelles craintes qui minent notre Ours et le déstabilisent...
Même si le roman s'étend sur plusieurs mois, c'est dire la difficulté de l'enquête, il n'y a aucun temps mort. On engloutit les chapitres les uns après les autres, comme le déluge engloutit peu à peu Paris, ajoutant un air d'apocalypse à une histoire qui, de farce potache, prend une ampleur catastrophique au fil des jours. Une menace qui gonfle comme ces nuages pleins d'eau omniprésents au-dessus de la capitale.
Les personnages de la série demeurent, et on s'attache à ces personnalités très différentes qui se complètent, se frictionnent, s'allient, se soudent, mais la force des "Chroniques barbares", c'est de proposer à chaque épisode un décor et un contexte complètements différents. Pas seulement dans les thèmes ou les circonstances, mais aussi les couleurs et les tonalités.
"Le principe de parcimonie" est un livre particulièrement sombre, glaçant, qui perce jusqu'aux os. Le ciel, en se fâchant comme il se fâche, vient assombrir la lumière dans laquelle se pavanent désormais tant de personnes, en quête de renommée, de richesse, d'hypothétique gloire qui ne sera jamais que gloriole éphémère.
Un dernier mot, en guise de conclusion, sur le titre de ce billet et donc, forcément, celui du livre. Lorsqu'on tourne la dernière page, qu'on embrasse l'intrigue d'un bout à l'autre, on se rend compte que ce titre est parfait, un vrai centre névralgique auquel chaque élément vient se relier. Songez-y, en le lisant, ou après : "Pluralitas non est ponenda sine necessitate" !