Il m’a fallu à peu près un an pour oser lire ce livre. Un an que je le voyais trôner sur les étalages des librairies, que j’entendais les avis dithyrambiques de la critique et du public. Mais les camps de concentration et moi, c’est une histoire compliquée. Dix ans à ne pas en dormir la nuit, à y penser nuit et jour, sans savoir pourquoi, alors vous vous imaginez que c’est une lecture que je ne pouvais démarrer sans être sure de moi. Le thème de ce roman, pourtant – des bébés qui, logés dans une pièce dans le camp de Ravensbrück avaient le droit de ne pas mourir – avait éveillé ma curiosité. J’ai donc fini par m’y plonger, tout doucement, mais je n’ai pas pu m’arrêter avant le dernier mot, et ce n’est que plusieurs semaines après en avoir terminé la lecture que je me sens enfin capable de vous en parler.
Présentation de l’éditeur
En 1944, le camp de concentration de Ravensbrück compte plus de quarante mille détenues. Dans les baraquements, chaque femme doit trouver l’énergie de survivre, au plus profond d’elle-même, puiser chaque jour la force d’imaginer demain. Quand elle arrive là, Mila a vingt-deux ans ; elle est enceinte, mais elle ne sait pas si ça compte, si elle porte une vie ou sa propre condamnation à mort.
Sur ce lieu de destruction, comme une anomalie, une impossibilité : la Kinderzimmer, une pièce dévolue aux nourrissons, un point de lumière dans les ténèbres.
Ce roman virtuose écrit dans un présent permanent, quand l’Histoire n’a pas encore eu lieu, rend compte du poids de l’ignorance dans nos trajectoires individuelles.
Je n’ai pas lu le livre au sens propre du mot. J’en ai écouté la lecture – magistrale – proposée par les éditions Thélème. L’expérience est donc très différente d’une lecture directe du texte, et dans ce cas précis, je trouve que le roman se prête tout particulièrement à la langue orale. Je vais donc partir de cette voix, celle de Pauline Huruguen qui m’a hypnotisée dès les premiers mots parce que, vraiment, je ne saurais commencer autrement.
« Elle dit mi-avril 1944, nous partons pour l’Allemagne. »
Ainsi commence le roman, lu par une voix à la fois douce et âpre. Dès ces tout premiers mots, je comprends que je suis foutue : je le lirai, ce roman, quitte à ne pas en dormir. « Elle dit » sans deux points, sans guillemets (ça s’entend, tout ça, même quand on n’a pas le texte sous les yeux). Bien utilisé, le style indirect libre est un bijou linguistique : pour moi, il exprime l’immédiateté, le besoin viscéral d’exprimer les choses de façon brute, exactement comme elles sont ressenties, sans fard ni fioritures. Je pourrais presque arrêter la lecture ici tout en ayant la conviction profonde que le roman sera magnifique, juste comme ça. Sauf que pour le coup, je me fiche presque totalement de mon intime conviction. Ce chef-d’œuvre, j’ai envie d’en savourer chaque mot.
[Enfin, « savourer »… trouver un champ lexical adapté à ce roman sur les horreurs d’un camp sera compliqué. Donc mettons-nous d’accord tout de suite : ce roman est une pièce d’orfèvrerie que j’ai trouvée extraordinaire, et je vais essayer de vous expliquer pourquoi. Je n’aime pas les camps (encore heureux), je n’aime pas la douleur (bis), et je ne peux pas dire que « j’aime » lire des textes sur le sujet. Mais la langue française et moi avons nos limites, et je ne sais pas quels mots utiliser donc je vais en utiliser des simples en espérant ne pas être mal comprise.]
Je vous parlais donc maladroitement de « savourer » le texte. Disons que je voulais prendre le temps d’en assimiler l’essence. Le style est haché mais bien qu’il soit bien ancré dans le réel, il est également doté d’une fluidité, d’un lyrisme, d’une poésie sans nom. Raconté à la troisième personne, le roman reflète le besoin viscéral de parler, de raconter la mort, les mortes, la survie, les éclats de vie et d’espoir. Je crois que c’est justement ça qui fait la force de ce roman: il est sans fard, sans mièvrerie, sans misérabilisme ni sentimentalisme. Il est dur mais pas froid, lucide mais pas morbide. Et emprunt d’une sacrée humanité, en dépit de l’inhumanité dont il parle page après page. Rien ne nous est épargné. J’ai lu les coups de bâtons, les heures d’appel, les blessures, les brosses à dents cousues aux robes, le gaz… Mais j’ai lu aussi l’espoir d’une femme qui réussit à coudre un col à sa robe, celui d’une travailleuse qui fait croire à une SS que « dépêche-toi » se dit en français « vas-y molo », pour rappeler à chacune de ralentir la cadence de travail sur les uniformes allemands, j’ai lu le souffle d’une prisonnière dans le cou de son amie frigorifiée. Et rien que l’on puisse dire ou écrire ne compensera jamais les horreurs nazies, mais l’humanité était toujours là, présente, et le courage aussi.
Je n’ai pas vraiment lu ce livre pour en apprendre plus sur les camps [non pas que j’estime en savoir assez, mais je ne suis pas intéressée par la torture. Ce que je veux, c’est l’humanité, la survie, l’espoir], mais cette histoire de « kinderzimmer » (en allemand, ça veut dire « chambre d’enfant ») m’a intriguée. Le paradoxe est intéressant : comment est-il possible qu’un camp de la mort ait permis à des bébés de ne pas mourir? Car c’est bien de cela qu’il s’agissait, non pas de permettre à des enfants de vivre car rien n’était mis en place par les gardiennes pour leur survie, mais bien de faire comme si on ne voyait pas ce qui se passait là, tout en promettant aux mamans les pires sanctions si elles enfreignaient les règles ou étaient surprises à voler pour leurs petits. Kinderzimmer est bien un roman, pas un récit. Mila, Teresa et les autres n’ont pas eu une existence réelle. Mais le camp de Ravenbrück a bien abrité cette pièce ou les bébés n’étaient pas tués. Dans son livre, Valentine Goby ne s’intéresse pas au « pourquoi » mais au comment. Je ne sais pas, et ne saurai sans doute jamais dans quelles conditions ni pour quelles raisons cette pièce a été mise à la disposition des mamans et de leurs bébés, mais je sais, un petit peu, comment les choses se sont déroulées. J’ai eu, aussi, la chance de pouvoir regarder, presque par le trou d’une serrure, ces bébés qui donnaient une raison de vivre à leurs mères qui craignaient pourtant qu’ils ne leur ôtent leurs dernières forces.
Ce roman est extraordinaire. Vraiment. Il a la grâce d’un funambule qui trouve son équilibre entre le lyrisme et le terre-à-terre, les tréfonds d’une horreur exacerbée et l’humanité qui ne meurt pas, la peur et l’envie. Il existe en poche (c’est petit et pas cher), peut-être encore en grand format (c’est sexy), et même en livre audio, alors si vous avez ne fut-ce qu’un tout petit peu envie de lire ce livre, n’hésitez pas. C’est un tout beau livre.
Vous voulez le lire?
Livre audio :
Éditions Thélème 6h10 d’écoute (CD ou MP3).
Lu par Pauline Huruguen qui est magnifique et donne le ton juste.
En papier:
Éditions Acte Sud. Le format poche est dans leur collection Babel (230 pages).
Le livre a été publié pour la première fois en 2013.
Existe également en format numérique.