Maylis de Kerangal, « Réparer les vivants »

Par Mybooksaremyhome

J’aime bien les livres qui parlent de corps. Je veux pas dire la littérature érotique. Enfin, peut-être que j’aime, je sais pas. J’ai jamais essayé (sauf Fifty Shades of Grey qui est une sacrée fiente). J’aime bien les corps, en fait. J’aime bien choisir un corps, et me rappeler son odeur, son goût, sa douceur, ses rugosités. Alors les livres qui parlent de la peau, qui parlent d’humanité et d’émotions à travers la chair, ça me touche. La première fois, c’était avec Avoir un corps, de Brigitte Giraud, que j’ai lu il y a presque deux ans et que j’ai adoré.

Réparer les vivants, j’ai eu envie de le lire grâce à la très belle chronique vidéo (à partir de 4’20) réalisée par Le Rouquin Bouquine. Je me suis donc lancée et ai été éblouie dès les premiers mots. Oui, éblouie. Et ce qui est trop bien, c’est que ça a duré jusqu’à la fin.

Quatrième de couverture

Réparer les vivants est le roman d’une transplantation cardiaque. Telle une chanson de gestes, il tisse les présences et les espaces, les voix et les actes qui vont se relayer en vingt-quatre heures exactement. Roman de tension et de patience, d’accélérations paniques et de pauses méditatives, il trace une aventure métaphysique, à la fois collective et intime, où le coeur, au-delà de sa fonction organique, demeure le siège des affects et le symbole de l’amour.

Il y a d’abord cette longue phrase d’un peu plus d’une page, comme le début d’une danse. On prend son temps, on s’installe doucement dans son corps pour l’apprivoiser, et dès les premières notes, dès les premiers mouvements c’est déjà trop bon, le corps s’emballe et on n’a plus envie de s’arrêter. C’est exactement ça que j’ai ressenti en lisant cette première phrase. Un texte beau, qui a envie de s’emballer mais se maîtrise pour s’envoler doucement et m’emporter avec lui.

Le ton, donné d’emblée, mélange  savamment humanité (la vie, les sentiments, tout ce qui constitue notre identité) et précision chirurgicale. Ma petite inquiétude (le roman ne sera-t-il qu’un long monologue intérieur ?) s’est évaporée dès la page suivante, qui marque le début de l' »intrigue ». Je mets des guillemets parce qu’il n’est en fait pas du tout question d’une intrigue (mais je n’ai pas trouvé d’autre mot) : le personnage principal meurt au début et le roman parle de transplantation, alors bien sûr, malgré la réflexion, malgré les incertitudes des parents, je sais que les organes de Simon seront prélevés.

Mais sur quoi, alors, repose ce roman ?

Eh bien, sur tout le reste ! Il y a le style, déjà, dont je vous ai parlé ; le processus de don d’organes, ensuite, minutieusement décrit ; et enfin, tous les personnages qui gravitent autour de Simon : ses parents, les médecins, les infirmiers et infirmières qui tous, à leur échelle, jouent un rôle dans le grand ballet qui se met en branle dès la mort cérébrale déclarée.

S’il n’y a pas d’intrigue à proprement parler, le roman est rythmé par le processus de transplantation : même si les organes de Simon sont encore opérationnels, son cerveau, lui, est devenu irrémédiablement hors d’usage. Dès le « oui » des parents, s’enclenche un compte à rebours contre la mort des organes. La course folle est lancée. Mais rien n’est simple. Tout, à une autre échelle, devient question de vie ou de mort. Ainsi Maylis de Karengal dissèque-t-elle ce que chacun, ce que chacune ressent. Elle met en lumière les sentiments de chacun de ses personnages. Et Réparer les vivants n’est plus juste la chronique d’un don d’organes. C’est un roman sur les gens, sur l’humanité. Sur la peur, l’amour et la tendresse. Sur le corps qui vit, qui exulte, qui se sent plein ou vide, qui fait l’amour, qui s’effondre, qui meurt. Qui redonne la vie.

« L’enjeu, c’était peut-être la délicatesse ». Ainsi Maylis de Karengal parle-t-elle de son roman dans une interview. Pari gagné. Madame de Kerangal n’a pas écrit un plaidoyer pour le don d’organes. Elle n’essaye de convaincre personne, et c’est aussi cela qui donne tant de puissance à son livre. Elle n’a pas écrit un documentaire. Elle n’a pas dit « j’ai mal parce que quelqu’un est mort et j’ai besoin d’en parler ». Ici, dans ce livre, je trouve que la locution « l’art pour l’art » prend tout son sens. J’ai été chamboulée par ce roman parce qu’il est beau, tout simplement. Et oui, très très délicat.

Quelques mots sur la version audio

J’ai écouté ce livre lu par l’auteure elle-même. Cette narration est à la hauteur du roman : quel plaisir d’entendre l’écrivain lire à voix haute sa propre oeuvre, avec une intonation maîtrisée, un rythme idéal. Pas de fioritures, de musique ou d’effets sonores. Juste le texte, pur, brut, qui m’a presque « bercée » pendant 7h20.

Avec Réparer les vivants, Maylis de Kerangal signe un texte puissant, émouvant car il transpire d’humanité à travers chacun de ses personnages. Le style est poétique, lyrique, enlevé… Je ne sais pas, je ne sais plus comment vous encourager à lire ce livre. Alors je vais réutiliser l’un de ces arguments totalement subjectifs si chers à mon coeur : je n’ai pas aimé ce roman. Ce roman m’a bouleversée. J’en ai terminé la lecture le 25 juin et il m’habite encore. J’ai toujours des frissons en y repensant. Et ce n’est pas peu dire.