"La médecine consiste à introduire des drogues que l'on ne connaît pas dans des corps que l'on connaît encore moins" (Voltaire).

Février, c'est traditionnellement la saison du Voltaire ! Oui, à cette période de l'année, on attend la sortie de la nouvelle enquête du philosophe détective afin de savoir dans quel(s) pétrin(s) il va se retrouver et de quelle façon il va nous faire rire, bien malgré lui. La tradition est respectée, avec l'arrivée du Voltaire nouveau, "Docteur Voltaire et Mister Hyde", sixième tome de la série "Voltaire mène l'enquête", de Frédéric Lenormand, publiée chez Lattès. Et, vous l'aurez compris, cette fois, ce sont les médecins qui vont en prendre pour leur grade au cours d'une enquête qui va faire entrer quelques nouveaux personnages dans la galaxie voltairienne. Et, comme le titre l'indique, en plus d'une touche soooo british, c'est une histoire marquée par la dualité que nous offre Frédéric Lenormand, plus facétieux et sautillant que jamais. Ah, non, c'est Voltaire qui sautille, je les confonds toujours, tous les deux...
Toujours en exil à Cirey, pour causes de Lettres Philosophiques, Voltaire s'ennuie et se trouve à l'étroit. Il décide alors de se prendre pour un (le ?) Grand Architecte et de transformer la maison natale du Marquis du Châtelet, heureux époux cornu de la charmante Emilie, pour en faire la demeure de ses rêves.
Alors qu'il semble plus vouloir raser la maison pour faire reconstruire une folie à la taille de (son ego) sa réputation, la charmante Marquise du Châtelet arrive inopinément. La jeune femme a subitement décidé de venir goûter l'air pur de la Lorraine, sans doute parce que, depuis peu, la rumeur court à Paris que la peste a fait son retour.
Un apothicaire a en effet été découvert mort dans son échoppe et les traces noires sur son corps rappellent les symptômes de cette terrible maladie qui, il y a peu, encore, avait sévi à Marseille. La rumeur étant plus contagieuse que n'importe quelle maladie, le bruit de cette nouvelle épidémie s'est répandu à toute vitesse, créant une vraie psychose dans la capitale (même si, à l'époque, on ne disait pas ça comme ça).
Ce que la rumeur oublie de signaler, c'est que l'apothicaire n'est pas mort de maladie, mais il a été assassiné. Or, comme souvent lorsqu'on tue son prochain dans la capitale, René Hérault, le lieutenant de police générale, a l'idée saugrenue de vouloir demander l'aide de son meilleur ennemi, celui qu'il devrait traquer en temps normal : Voltaire.
Usant d'une ruse habile, en jouant à la fois sur le sens de l'intérêt général (en fait, la lâcheté et l'orgueil) du philosophe, il parvient à lui faire abandonner son travail de chef de chantier pour revenir à Paris en catimini. Mais, en avertissant Voltaire qu'il courait un grand danger, Hérault a, sans le savoir, mis dans le mille...
En effet, un certain Mister Hyde, sujet de sa Gracieuse Majesté, a Voltaire dans le collimateur. Il semble vouloir faire traverser la Manche au philosophe par n'importe quel moyen, y compris l'enlèvement. Il ne sait pas à quel personnage coriace il doit faire face et ses projets vont connaître un certain retard...
Revenus à Paris, Voltaire et la Marquise, toujours secondés par le fidèle Linant, à l'appétit féroce, se lancent donc dans une enquête pour comprendre qui tue en laissant derrière lui penser que la peste a fait son retour... Le temps presse, parce que si c'est effectivement le cas, les dégâts seront terribles, et parce que si c'est faux, il faut agir vite pour endiguer toute panique...
Il faut dire que le philosophe est un spécialiste en matière de panique, qu'il semble semer partout où il passe. Mais, au cours de cette épineuse affaire, il va pouvoir compter sur un renfort pour le moins inattendu : son frère aîné, Armand, receveur des épices pour la Chambre des Comptes. Ils ne se sont pas vus depuis longtemps et pour cause : ils se détestent depuis toujours...
Pour les lecteurs qui connaissent déjà cette série, vous ne devriez pas être déçu, on retrouve un Voltaire au meilleur de sa forme et un Frédéric Lenormand en verve, saupoudrant son roman de gags et de formules bien sentis. Je me suis beaucoup amusé à cette lecture sur laquelle souffle un esprit à la Goscinny.
Comme à chacune des enquêtes de Voltaire, une thématique sous-tend l'intrigue, et ici, c'est la médecine. On a beau être au siècle des Lumières, à une époque où science et raison prennent le pas sur la religion et les croyances ancestrales, il faut bien reconnaître que la médecine reste très en retard, archaïque... et persuadée, au contraire, de détenir des remèdes à tout.
Plus d'un demi-siècle a passé depuis "le Malade imaginaire" et pourtant, les descendants de Thomas Diafoirus semblent avoir pris les rênes de cet art qui ne jure toujours que par la saignée... Face à la peste, maladie dont les causes et le mode de propagation restent encore mystérieux même pour les plus éminents spécialistes, leur incompétence est criante.
La citation que j'ai placée en titre de ce billet est extraite d'une biographie de Voltaire signée Jean Orieux et montre bien le peu d'estime que Voltaire, le vrai, pas le personnage de roman, a pour les médecins de son temps. Pourtant, comme l'explique le biographe quelques lignes plus loin, Voltaire était un hypocondriaque prêt à essayer tous les traitements en vogue pour soigner ses maux, réels ou imaginaires, quitte à risquer sa santé.
C'est un des paradoxes de ce personnages dont Frédéric Lenormand se moque avec toujours autant de pertinence et d'impertinence et cela fait partie des dualités qui sont au coeur de "Docteur Voltaire et Mister Hyde". Eh oui, forcément, en prenant pour référence centrale le roman de Stevenson, on doit s'attendre à ce qu'il y ait des personnages et des situations à deux visages...
Et la plus réussie de ces dualités mises en scène par l'auteur, c'est évidemment la confrontation entre les deux frères Arouet. Comme souvent, Frédéric Lenormand utilise parfaitement les éléments que lui fournissent la biographie et les écrits de Voltaire lui-même. On retrouve d'ailleurs ces sources en fin d'ouvrage, comme à chaque fois, avec, parmi les textes cités, celui de Jean Orieux, déjà évoqué.
Or, il est particulièrement servi en ce qui concerne la fratrie Arouet. Je ne vous présente pas François-Marie, devenu philosophe et portant le nom de Voltaire. Mais il nous faut tout de même dire un mot d'Armand, son aîné et qui assume parfaitement cette position, reprenant jusqu'à la charge paternelle à la Chambre des Comptes.
Si l'on regarde de plus près, les relations entre Voltaire et sa famille sont pour le moins tendues et, avec ce frère, c'est visiblement depuis toujours l'antipathie réciproque, malgré une ressemblance physique réelle. On voit donc, dans l'optique du thème de la dualité, tout ce qu'un romancier peut utiliser là, en termes de quirpoquo et d'oppositions.
Mais, les différences entre les frères ne s'arrêtent pas là : en effet, si Voltaire a déclaré la guerre philosophique à la religion catholique, son frère, lui, a poussé le curseur dans la direction diamétralement opposée, puisqu'il a embrassé le jansénisme, cette application rigoriste de la religion catholique (d'aucuns diraient cette forme de fanatisme) qui s'en prend aussi bien au pouvoir absolu du roi qu'à celui du pape.
Peut-on faire deux frères plus dissemblables ? Voilà ce que l'on se dit, à la lecture de ces brefs éléments. Les deux revers d'une même médaille estampillée Arouet. Oui, mais "bon sang ne saurait mentir", répond Frédéric Lenormand, qui s'amuse, non sans une certaine cruauté, à faire des deux frangins deux copies presque parfaites. Aussi insupportables l'un que l'autre.
Avec Armand, Frédéric Lenormand s'en donne à coeur joie, en fabriquant un personnage comique formidable, aussi horripilant par son apparente intransigeance et son mauvais caractère (trait manifestement congénital chez les Arouet), mais aussi pour tout ce qu'il cache, et je ne parle évidemment pas de ses relations jansénistes, même si elles occasionnent des scènes très drôles.
Bien sûr, il y a les gags ponctuels (dont un clin d'oeil aux Beatles qui m'a donné un fou rire mémorable), mais je crois que la vraie trouvaille de ce volume, c'est vraiment les retrouvailles de ces deux frères et la découverte, pour ceux des personnages qui ne le connaissaient pas, d'Armand. Une confrontation qui va suffire à tous les persuader qu'un seul Arouet suffit bien dans l'existence.
Le rythme est soutenu, on croise encore une fois des personnages hauts en couleur, qu'ils aient existé, comme le jeune et ambitieux Buffon, ou qu'ils sortent de la fertile imagination de Frédéric Lenormand. Jeux de mots, situations décalées et humour philosophique sont au rendez-vous de cette nouvelle enquête sur laquelle plane en permanence le spectre de la mort.
On ne se lasse pas des frasques, de la mauvaise foi et de l'ego gigantesque de Voltaire, encore une fois particulièrement bien servi. Il confirme ici son talent de comique à accessoires, même si, vous le verrez, il va un temps troquer sa mythique perruque pour une tenue plus apte à le protéger des miasmes et des vilaines maladies qui courent les rues de Paris.
Et, comme toujours, il va se montrer digne de sa réputation pas du tout usurpée d'immense enquêteur, capable de résoudre les problèmes les plus épineux. Pas de quoi, pour autant, lui obtenir une amnistie. Sans doute, l'héroïque philosophe, vainqueur de la peste, devra-t-il regagner ses pénates lorraines, jusqu'à ce qu'un nouveau prétexte lui permette de revenir dans la capitale pour de nouvelles aventures.