Le fil d’une vie

Par Site3p

"Le Fil de midi" et "Lettre ouverte" se rapportent à la grave dépression de Goliarda Sapienza, à ses deux tentatives de suicide ainsi qu'à la désastreuse réponse médicale aux électrochocs qui la dépossédèrent d'une partie de sa mémoire. Ils sont les livres de la fragilité, l'œuvre au noir et au blanc, unis par les mêmes personnages et les mêmes souvenirs.

Le refus du psychologique au profit du psychique est l'une des leçons que retient Goliarda. Face a son psychanalyste, Goliarda sait qu'il a raison tant qu'il garde raison et sait mieux encore qu'il a tort quand elle lui réplique : " Laissez-nous notre folie et notre mémoire. Laissez-nous notre mémoire et nos morts ". Elle retrouve chez son analyste cette même statue, ce monument intouchable qu'est également sa mère.

Dans le passage suivant, l'analyste insiste pour que Goliarda lui redise un poème de sa composition

- ... dites moi ce poème une nouvelle fois. - nun cru ... dans les sons durs et profonds... e nun vurria compari... l'odeur du jasmin blanchissait ses dents, les faisant briller... idda mi fini e nun m'avia a fari...ou c'étaient des amandes ?... e puvureddu... qui sait si elles avaient le goût des amandes... Il n'y avait qu'à tendre la main et Nica me donnerait cette amande blanche ; elle les ouvrait toujours pour moi. Je levai le visage et, de la bouche, je cherchai ces amandes. Cette bouche exhalait un parfum d'amande et les éphélides se transmuèrent en une pluie d'étoiles à la mi-août. La nuit était venue...

Goliarda se pense déjà en écrivain. Elle entame le projet d'une autobiographie mouvante où apparaîtront livre après livre les variations d'un être humain. Et pourtant, "S'il est un écrivain qui a tout fait pour ne pas le devenir, c'est Goliarda" dira son mari Angelo Pellegrino. Le lourd héritage de Goliarda a bien à voir avec cela. A ses yeux, l'engagement révolutionnaire avait longtemps frappé de frivolité le fait d'écrire. Dans " Le Fil de midi ", l'émancipation de Modesta passe par le meurtre des figures maternelles que Goliarda a créées face au surmoi démesuré de sa propre mère.

On a l'impression que la musicienne et l'artiste qu'était aussi Goliarda Sapienza ont tissé des motifs qu'elle reprendra sous une forme plus accomplie dans l'œuvre de fiction. Le motif de la Sicile n'est pas le moindre ! Une poétique se constitue avec ses paysages, ses personnages, son climat souvent aussi funèbre que magique où la légende n'est jamais loin. La matière bouillonnante de la création est déjà là dans ses écrits transmués.

Goliarda va mettre en jeu sa propre vie comme elle le fait ici avec une intrépidité, une force, un discernement d'autant plus émouvants qu'ils naissent de sa fragilité. On comprend alors que l'on crée avec et contre soi et dans une plongée qui fait dépasser les frontières que le quotidien vous assigne.