"A partir du moment où je lui avais montré qu'il existait un domaine où j'avais besoin de lui bien plus qu'il n'avait besoin de moi, j'avais le sentiment que plus jamais il ne trahirait ma confiance".

Un père, un fils, de la musique... Enfin, d'un côté la musique comme passion, presque un mode de vie, et de l'autre, plus ardue, la pratique, avec des tentatives plus ou moins concluantes. Notre livre du jour tient à la fois du récit autobiographique et la quête d'un père pour essayer de combler le vide de la génération qui le sépare de son fils. Spécialiste reconnu de la musique rock et auteur d'un impressionnant "Dictionnaire du rock", Michka Assayas se dévoile dans un roman (le mot est en quatrième de couverture) où il évoque son fils, Antoine, et son adolescence un peu difficile. Mais aussi son expérience de musicien, un peu particulière. "Un autre monde", paru aux éditions Rivages, n'est, a priori, pas un clin d'oeil à Téléphone, le rock étant essentiellement anglo-saxon pour Assayas, mais il aurait tout à fait pu mettre son titre au pluriel, car ce livre, c'est effectivement la rencontre entre des univers et des générations différentes, qu'il n'est jamais évident de faire cohabiter.

Michka Assayas est né à la fin des années 1950 et, dès l'enfance, il s'est pris de passion pour la musique rock. Beatles et Stones d'abord, forcément, puis tout la musique anglo-saxonne qu'il se met à collectionner. Des disques dont il apprend par coeur tout ce qu'on peut savoir à leur sujet. Suivrons le rock progressif et le punk, dans les années 1970.
Bien que timide, Michka passe outre, au début des années 1980, et prend contact avec le mythique magazine "Rock & Folk" pour lequel il va écrire différents articles et découvrir un mouvement musical directement issu du punk : la New Wave. Il sera d'ailleurs le premier journaliste français à écouter jouer New Order...
Une première partie de vie marquée par la musique, immergée dedans, même. Mais, en simple auditeur, en aficionado, dirons-nous. Car, Michka a très vite compris que la pratique de la musique ne serait jamais sa "cup of tea". Pas uniquement à cause du solfège, mais parce que le rythme, la coordination et lui sont incompatibles...
Une question qu'il ne s'est jamais vraiment posée, vivant sa passion à fond comme on peut le faire lorsqu'on est jeune. Une passion qu'il retranscrira dans l'encyclopédie qu'il consacrera des années plus tard à la musique rock. Mais, une fois devenu adulte, la pratique de la musique va revenir au premier rang de ses priorités, pour l'aider dans sa difficile tâche de père.
Au début des années 2000, Antoine est un adolescent qui ravirait ses parents s'il n'entrait pas dans un âge ingrat aux conséquences parfois problématiques. Que le garçon pique dans les porte-monnaie parentaux, passe encore, qui ne l'a pas fait ? Qu'il taxe aussi des fringues ou divers objets connectés (portables, ordinateurs...) chez son père et sa mère, allez, soyons magnanimes.
Mais, lorsque Michka et la mère d'Antoine découvre que leur rejeton se sert directement à la source, via leurs cartes bleues, et qu'il a même "emprunté" de l'argent à sa grand-mère sans la prévenir, là, ça devient nettement plus embêtant et nécessite de sévir de façon exemplaire. Toutefois, au-delà de ces sanctions, Michka prend conscience du gouffre qui le sépare désormais de ce jeune homme qui grandit trop vite...
Il a remarqué que son fiston aimait bien taquiné la batterie qu'on lui avait offerte pour un de ses anniversaires. Un instrument dont il joue même plutôt pas mal, montrant un sens du rythme qui a toujours manqué à son père. Et voilà que germe dans l'esprit du père un moyen de renouer avec son fils et de partager quelque chose avec lui.
Michka se met en tête de se lancer dans une aventure musicale en compagnie d'Antoine. Avec un outil qui n'existait pas du temps où il avait l'âge de son fils : l'informatique. Eh oui, plus vraiment besoin de maîtriser la technique, se dit-il, quand la machine peut le faire à votre place ! Parallèlement, il décide de jouer de la basse, ce qui, pour quelqu'un qui n'a aucun sens du rythme, est une sacrée gageure !
"Un autre monde", c'est d'abord un premier chapitre qui représente environ 40% du livre dans lequel Michka Assayas retrace son propre parcours de jeunesse, jusqu'aux années 80, avec sa passion pour le punk et la new wave. Un vrai reportage sur une époque incroyablement créative et une partie sur l'adolescence, avec ses excès et ses emportements.
A noter que Michka, à cette époque, ne parviendra jamais à faire partager sa passion à ses propres parents. Imperméables à la musique, son père et sa mère ne se feront jamais aux rythmes et au chanson qui enthousiasmaient leur fils. Amusant de relever cette différence de générations qui apparaît là et qu'on va retrouver plus tard, avec Michka dans le rôle du père, cette fois.
Ensuite, "Un autre monde" retrace l'aventure musicale commune du père et du fils, auxquels on doit ajouter Louise, adolescente elle aussi, connaissance des Assayas, embarquée dans cette histoire et chanteuse de l'éphémère projet. Bien sûr, il est toujours question de la relation entre le père et le fils, marquée par cette naïve fierté de Michka, mais aussi une légitime inquiétude de voir son enfant mal tourner.
Pourtant, j'ai eu la sensation que ce livre, petit à petit, se focalisait de plus en plus sur la relation de Michka Assayas à la pratique musicale. Le voilà, l'autre monde du titre. Longtemps, la musique pour Michka Assayas s'est résumée à l'écoute de disques, aux concerts, puis aux interviews de musiciens, mais la pratique, elle, était toujours absentes de cela.
Il y a dans le savoir encyclopédique de l'auteur en matière de rock quelque chose de purement théorique, presque abstrait. Michka Assayas se retrouve dans la position d'Alice, face au miroir, mais ne se résolvant pas à le traverser pour découvrir, in situ, le pays des merveilles. La musique, il la regarde à travers le miroir, sans parvenir à en devenir un acteur.
Avec cette idée de trouver une activité commune pour essayer de canaliser son fils et de lui faire passer ses mauvais penchants, Michka Assayas renoue avec cette idée très tôt enterrée : devenir musicien. Et, en amateur de punk rock, il sait parfaitement que nul n'est besoin de maîtriser parfaitement solfège, rythme et technique musicale pour faire du bon son.
Je dois dire que toute cette aventure musicale, pas franchement terrible, soyons honnêtes (un exemple ici), donne une histoire assez amusante, une sorte de roman adolescent, mais un peu attardé, l'ado en question, au cours duquel Michka Assayas, malgré sa timidité et d'autres handicaps plus techniques, persévère pour enfin accéder à cet "autre monde" qu'il admire tant.
"Un autre monde", soyez-en conscient, n'est pas une fiction. Mais c'est bien un roman, entre auto-fiction, quête initiatique, roman adolescent et voyage musical (si vous aimez lire en musique, vous allez être gâtés, entre les morceaux cités et les groupes simplement évoqués, on peut tenir largement les 200 pages du livre).
Ajoutez à cela ce côté punk, volontairement adopté par Michka Assayas pour son projet musical, une idée qui tranche énormément avec sa personnalité timide et traqueuse, et vous avez un livre où l'on ne sait plus toujours qui est l'adolescent et qui est l'adulte. La passion de Michka Assayas en devient contagieuse et ses efforts pour former un groupe qui tienne la route, louables.
Au coeur de ce livre, la relation entre un père et son fils, une génération qui fait toute la différence. Michka Assayas, au milieu du livre, explique parfaitement son dilemme, celui d'un père qui ne veut pas se la jouer autoritaire, mais sans non plus devenir un papa ami. Trouver la juste mesure, la poigne de fer dans le gant de velours (et c'est pas facile de jouer de la basse ainsi)...
Bien sûr, il y a la musique qui est principalement cet autre monde, qui sert de titre au livre. Mais, je crois que l'on trouve plusieurs versions de cet autre monde au fil des pages. Les musiciens, donc, qui sont dans un monde qui leur appartient et qu'ils nous ouvre. A nous de décider si l'on accepte ou pas ce voyage.
Mais Michka Assayas lui-même a fait l'expérience d'un autre monde à lui, dans lequel personne ou presque n'était admis, lorsqu'il s'est lancé dans la folle aventure de son dictionnaire. Une entreprise qui ne l'a pas seulement absorbé, mais l'a carrément englouti, sous les millions de signes que contiennent ces deux volumes.
Et puis, il y a ces mondes générationnels qu'on peine toujours à comprendre : celui de ses parents, lorsqu'on est jeune, celui de ses enfants, lorsqu'on vieillit et qu'on devient soi-même parent. Oh, bien sûr, on pourrait dire qu'on commence jeune con et qu'on finit vieux con, parce que c'est aussi un peu à ça que ça revient, mais ce serait réducteur.
Il y a, dans ce récit, une infinie tendresse d'un père pour son fils. Et, malgré la culture rock, pas franchement l'envie de le voir se lancer trop vite dans une existence estampillée "sexe, drogue et rock'n'roll". La musique, ce langage qu'on dit universel, a quelque chose d'une bouée lancée à la mer, dans un moment où la situation du fils échappe au père.
On est sans doute loin de l'image d'Epinal associée au punk, mais, à défaut du mode de vie, l'état d'esprit est là, dans cette musique imparfaite qui unit enfin dans un objectif commun un père et son fils qui ont tant de mal à communiquer. "No Future", balançaient les punks avec tout le mépris que leur inspirait la société, mais, cette musique anarchique est la base de l'avenir commun de Michka et Antoine Assayas. Joli paradoxe !