"Tout le monde appartient à quelqu'un. Tout le monde vient de quelque part".

Par Christophe
Les origines, les racines... J'ai l'impression de très souvent aborder ces sujets dans mes billets, en voilà une nouvelle occasion, avec un roman qui est disponible depuis ce jeudi en librairie. Un roman qui aborde également des sujets au combien importants dans le contexte actuel, et pas uniquement parce que la campagne électorale est lancée depuis quelques semaines. On y parle de racisme et de la place laissée aux populations noires dans la société américaine, à travers l'un des plus effrayants exemples qui soit : le passage de l'ouragan Kathrina sur la Louisiane, en 2005. "Landfall" (publié aux éditions Gallmeister) est le deuxième roman d'une auteure américaine, Ellen Urbani et met en scène deux jeunes femmes, même pas âgées de 20 ans, dans le sud des Etats-Unis bouleversé par la catastrophe. Une quête initiatique sur fond de drames humanitaire, mais aussi personnels...

A la fin du mois d'août 2005, le sud des Etats-Unis est frappé par l'un des plus puissants ouragans de son histoire. Suivant la nomenclature, le phénomène est baptisé Katrina et, avec des vents approchant des 300km/h, il va occasionner des dégâts exceptionnel, en particulier en Louisiane. La ville de la Nouvelle-Orléans est particulièrement touchée.
Les digues censées protéger la ville sont insuffisantes pour résister à la montée des eaux et à la violence des vagues et certains quartiers vont se retrouver engloutis sous plusieurs mètres d'eau. Malgré l'ordre d'évacuation donné par le maire (sans doute trop tard), il reste énormément de personnes dans les quartiers les plus pauvres et les plus exposés.
La catastrophe va coûter la vie à près de 2000 personnes, les trois quarts en Louisiane, le montant des dégâts est astronomique et on parle de près d'un million de personnes déplacées, rien que pour la Nouvelle-Orléans et ses alentours. Lorsque s'ouvre "Landfall", on est début septembre et, dans le reste du pays, on commence à vraiment mesurer l'ampleur de la catastrophe.
Plus à l'est, dans l'Etat d'Alabama, vivent les Aikens. Gertrude, la mère, et Rose, la fille, qui n'a pas encore 20 ans. Une vie commune entre deux femmes si différentes, mais qui se complètent tout à fait. Une vie harmonieuse, avec quelques accrochages de temps en temps, mais rien de bien grave. Au point de faire l'envie de certains de leurs voisins.
Devant la télévision, elles découvrent la Nouvelle-Orléans sous les eaux, le drame humain et elles sont bouleversées. particulièrement Gertrude qui, sur un coup de tête, décide de remplir sa voiture de tout ce qui lui tombe sous la main ou presque, en tout cas, ce qu'elle estime être susceptible d'aider les malheureux survivants privés de tout, là-bas, en Louisiane.
Rose finit par céder et ravaler ses critiques et voilà la mère et la fille en route pour New Orleans ! Mais, à peine ont-elles entamé leur voyage qu'elles se chicanent et finissent par se disputer. Une bien mauvaise idée, car cette engueulade va avoir de funestes conséquences. A commencer par un terrible accident, un violente sortie de route.
Et, comme un malheur n'arrive jamais seul, Rose découvre en s'extirpant péniblement des décombres de la voiture qu'elles ont fauché au passage un piéton. Une jeune femme noire, sans doute du même âge que Rose. Une victime collatérale dont le souvenir va désormais hanter la jeune femme au point que, quelques jours plus tard, à peine remise du choc, elle va commencer à enquêter sur cette fille.
Peu d'éléments pour savoir qui elle est et ce qu'elle faisait là. Mais, un élément troublant : une feuille arrachée d'un annuaire, justement la feuille sur laquelle apparaissent les noms, l'adresse et le numéro de téléphone de Rose et de sa mère. Une simple coïncidence, mais suffisante pour attiser la curiosité de Rose...
Et puis, plus elle en apprend sur cette jeune femme fauchée si brutalement et plus sa culpabilité croît. Désormais, Rose veut se consacrer à retrouver les proches de cette jeune femme pour leur apprendre la terrible nouvelle, mais aussi pour s'excuser et, si possible, obtenir un pardon que, seule, elle ne pourra jamais s'accorder.
Parallèlement à l'enquête de Rose, on suit cette inconnue dans les jours qui ont précédé son arrivée sur cette route où elle va trouver la mort. Elle s'appelle Rosebud, mais tout le monde l'appelle par son diminutif, Rosy. Et elle fait partie des survivants de Katrina. Voilà qui explique son errance, mais pas seulement...
"Landfall" fait alors alterner les chapitres entre Rose et Rosy, entre le présent et le passé proche, entre le drame personnel de Rose et le cataclysme qui a ruiné la vie de Rosy. Tandis que Rose essaye de reconstituer à rebours le chemin parcouru par Rosy, le lecteur, lui, découvre ce même parcours dans sa chronologie, depuis les heures précédant l'ouragan.
Katrina... Je me demande si, vu d'ici, de France métropolitaine, je veux dire, on se rend compte de ce que cela représente... Dans "Landfall", on est au coeur du drame, lors de certains passages. On se trouve pris au piège d'une maison qui a résisté à la vague mais qui est presque entière sous les eaux. Imaginez un pavillon avec seulement un bout du grenier qui émerge !
Ellen Urbani nous emmène également au Superdome, le stade couvert qui avait déjà été utilisé lors d'une précédente tempête pour héberger des personnes sans abri. Mais, là, le bâtiment est plein à craquer et le stade n'est pas fait pour accueillir et loger une telle foule. Alors que dehors, c'est la dévastation, dans le stade, c'est la désolation et la panique.
La ville est la proie d'une panique et d'une désorganisation sans nom, les rumeurs les plus folles courent, on parle de violences, de bagarres, de pillages, de viol, y compris dans l'enceinte du stade couvert... Beaucoup d'informations non vérifiées qui seront, pour beaucoup, démenties par la suite. Mais, malgré tout, la situation est absolument dramatique.
Et puis, Ellen Urbani évoque un autre fait, sans doute moins connu de ce côté de l'Atlantique, mais tout aussi effarant, qui s'est produit fin août, à Gretna, toujours en Louisiane. Cette bourgade de moins de 20000 habitants est située de l'autre côté du Mississippi, reliée à la Nouvelle-Orléans par un pont, le Crescent City Connection.
Or, fin août, lorsqu'une incroyable procession de réfugiés cherchant à quitter la ville ravagée a voulu traverser le pont, la police de Gretna les en a empêchés, les menaçant même clairement de leurs armes. Aux commentaires, on comprend bien que l'une des raisons qui expliquent cette décision est la couleur de peau de la très grande majorité de ces personnes...
Dans "Landfall", le racisme est très présent, comme il l'est dans la société américaine, on le voit encore ces derniers mois, à Ferguson et ailleurs. Cette question raciale, qui tient une place particulière dans le roman, traverse le livre de manière si forte, à travers la situation de la Nouvelle-Orléans et en particulier des quartiers les plus pauvres, où vivent les populations noires.
De l'autre côté, Rose, jeune femme blanche, n'appartient pas à un milieu particulièrement aisé, mais on sent bien à ses réactions, à sa manière d'agir, sans oublier à la façon dont d'autres personnages la considèrent, qu'il y a un monde entre son existence et celle de Rosy. Une impression sans doute d'autant plus forte que Rose et sa mère vivent en Alabama, pas franchement l'Etat le plus progressiste du pays.
Mais ces questions et ces faits ne sont pas les seuls thèmes centraux de "Landfall". Au coeur de l'histoire, deux couples mère/fille. D'un côté, Rose et Gertrude, dont j'ai déjà parlé, et de l'autre, Rosy et sa mère Cilla, que je cite pour la première fois, mais qui a un rôle-clé dans cette histoire. De chaque côté, malgré les différences sociologiques et raciales, des parcours qu'on devine assez proches.
Dans les deux cas, l'absence du père. Aucune des deux filles n'a connu le sien et elles ont grandi dans une famille monoparentale, sans personnalité masculine forte autour d'elle. Plus frappant, le passé est très nettement éclipsé par les deux mères, qui n'ont dit que le strict minimum à leurs filles. Dans ce cas, les situations sont sensiblement différentes, mais je ne veux pas trop entrer dans le détail.
Car, au fil des pages, ce sont ces deux relations mère/fille que l'on découvre en parallèle. Et, pour Rose, comme pour Rosy, on comprend que cela n'a pas été facile tous les jours. Certains épisodes, en particulier du côté de Rosy, viennent frapper le lecteur de plein fouet. Mais aussi l'amour inconditionnel que ressentent les deux jeunes pour leur mère, malgré tout.
L'alternance des chapitres crée naturellement ce parallèle entre les deux jeunes filles. Avec un autre point commun : elles sont, lorsqu'on les rencontre, tout proche de prendre leur indépendance. L'une comme l'autre doit rejoindre bientôt une université pour y poursuivre des études, et sans doute s'éloigner pour la première fois véritablement de cette mère qui a représenté jusqu'ici leur unique univers...
Au travers de leur parcours respectif, on comprend aussi qu'on a affaire avec "Landfall", à un roman initiatique, une quête d'identité. A part leur mère, Rose et Rosy n'ont quasiment pas de racines. Le passé de leurs familles est réduit à la portion plus que congrue et, si cela ne leur a pas vraiment manqué jusque-là, les événements vont tout chambouler.
Pour Rosy, parce que sa mère et elle ont tout perdu et que l'aide d'une famille, même éloignée, même inconnue, ne pourra être qu'un grand réconfort. Pour Rose, parce qu'elle se retrouve brutalement seule au monde et qu'elle n'a aucun repère. Son enquête pour remonter la piste de Rosy est, d'une certaine façon, la dernière chose à quoi elle se raccroche pour ne pas risquer de sombrer.
Une jeune blanche et une jeune noire, des causes et des effets très différents, mais des destins finalement bien plus proches qu'on ne pourrait l'imaginer. Avec une immense empathie qui se crée entre Rose et la défunte Rosy. Je l'ai dit, il y a de la culpabilité dans la démarche de Rose, mais pas seulement : Rosy est peut-être l'amie qui lui manquait. Et réciproquement.
Je sais que, vu la situation et la nature de l'unique rencontre entre les deux femmes (du vivant de Rosy, du moins), ce que je dis paraît paradoxal. Mais, c'est un fait : c'est cet accident qui a créé un lien très fort entre elles. J'évoque souvent le Destin, dans l'esprit antique du mot, et ici, c'est encore le cas, car Rose et Rosy sont clairement ses instruments...
Un mot sur le choix de Gallmeister de conserver le titre original du roman sans le traduire. On sait que, depuis quelques années, en particulier dans le cinéma, choisir des titres anglo-saxons, parfois même différents du titre original, est une politique marketing en vogue. Ici, ce n'est pas le cas, il y a une raison concrète à cette décision, que l'éditeur justifie d'ailleurs d'emblée.
Le mot landfall signifie l'arrivée d'une tempête sur les côtes. Pas besoin de faire un dessin pour comprendre le choix de ce titre, avec l'importance de Katrina dans ce roman. Mais, landfall a d'autres sens, en particulier, celui du débarquement des passagers d'un bateau. L'image de la Nouvelle-Orléans inondée s'impose, tout comme celles de ces hommes et de ces femmes cherchant à regagner une terre ferme...
Je regarde ce billet, qui s'allonge, et je me sens un peu frustré. J'ai l'impression d'avoir survolé plein de choses... Cette histoire est riche, jusque dans ces détails, les personnages, et à ceux des deux filles, il faut vraiment associer leurs mères, sont passionnants, jusque dans leurs excès. Les dégâts causés par Katrina ne sont pas qu'un prétexte ou un décor tape-à-l'oeil, mais bien un des éléments de base de l'histoire.
Le final, même un peu attendu, frappe au coeur, propose au lecteur d'intenses émotions. Comme dans beaucoup de livres, on se sépare des personnages à regret. Je serais curieux de savoir ce que va devenir Rose, après la fin du livre... Mais c'est une autre histoire, je le sais, différente et qui lui appartient. Et dans laquelle, j'espère, elle aura, cette fois, son destin en main.