Ils s'appellent Josette, Charlie, Lucienne, Sarah, Odette, Jean et Pierre, ils sont lycéens, attendant le baccalauréat, couturière, coiffeuse, aide soignant ou étudiants, l'une est juive, un autre est noir américain, tous ont entre 15 et 20 ans, y compris l'absent, Henri, qui avait l'âge pour être mobilisé et est parti sur la Ligne Maginot au sein de l'armée française.
Tous composent une joyeuse petite bande qui se donne quotidiennement rendez-vous dans un café du XIVe arrondissement de Paris, le café Eva, pas très loin du Parc Montsouris, pour écouter cette musique qui les galvanise et qu'on appelle le swing. Entre groupes de jazz américains et artistes français qui ont adopté ce rythme particulier, on trouve de plus en plus de 78 tours, sans oublier la TSF, qui s'y met également.
Les garçons portent les cheveux longs et les pantalons courts, ainsi que de drôles de vestes, qui descendent pas et ont des cols très larges. Les filles aussi ont des coiffures bouffantes, sont très maquillées et portent des vêtements colorées, des jupes très courtes, trop courtes, même, pour beaucoup... De quoi se faire remarquer lorsqu'on sort dans la rue, mais c'est le but !
On les a surnommés les Zazous, mot fabriqué d'après les onomatopées que prononce Cab Calloway dans une de ses chansons. C'est sans doute aussi de ses costumes extravagants qu'ils se sont inspirés pour leur tenue si particulière. Ils sont jeunes, ils sont swings, ils sont potaches, ils sont libres et provocateurs.
Mais voilà, nous sommes en 1940. La "Drôle de Guerre" a vécu et l'armée allemande a contourné les défenses françaises pour prendre tout le monde à revers et déferler sur Paris. Sans même s'en rendre compte, la France se retrouve occupée par une puissance étrangère à l'idéologie épouvantable, et reconnaît sa défaite, par la voix d'un maréchal cacochyme, sorti de sa retraite...
Pas de quoi s'alarmer, pour les Zazous du café Eva, couvé par Jo, le patron du bistrot, attendri par ces gamins plein de passion et de fougue. Les Allemands défilent dans Paris, placent leurs hommes, le gouvernement français s'est replié à Vichy, la France est coupée en deux par une ligne de démarcation et la capitale a vu ses habitants se lancer dans un exode désespéré. Mais, les Zazous, eux, veulent encore s'amuser.
Dignes descendants des générations d'étudiants qui ont fait les quatre-cents coups au Quartier Latin, successeurs des surréalistes, les Zazous prennent cette situation politique du bon côté et, avec cet esprit potache qui les anime, ils multiplient les frasques et les pieds-de-nez à l'occupant. Sauf que, très rapidement, les Allemands vont montrer qu'ils ne sont pas là pour rigoler...
Les Zazous du café Eva vont se retrouver en première ligne de cette période si particulière, presque paradoxale, qui fait voisiner la terreur et les privations avec la fête et la joie de vivre. Car, même au plus dur de ces années, le jazz et le swing, pourtant dénoncés par la propagande collaborationniste, avec des mots d'une violence inouïe, vont continuer à faire bouger cette jeunesse qui entend profiter de ces belles années malgré tout.
Gérard de Cortanze fait souffler sur Paris ce vent de fraîcheur, un air de "Tiens, tiens, tiens", comme le chantèrent Ray Ventura et ses Collégiens, alors que le ciel s'assombrit franchement au-dessus du pays. La bande de café Eva, je parle d'eux avec ce titre collectif, car ils sont indissociables, au moins, au début, n'est guère branchée politique et puis, l'esprit zazou, de toute manière, c'est ça, un vent de folie douce, d'originalité, de provocation bon enfant...
Pourtant, tout le roman va aussi nous raconter l'évolution des destins individuels de ces filles et de ces garçons qui composent la bande. Gérard de Cortanze parvient, à travers ce petit groupe de personnages, à toucher quasiment à toutes les situations qu'engendrent cette occupation, les souffrances, les engagements, les actes forts, les hésitations, les peurs, l'amour, parfois interdit...
Depuis le café Eva, on va sous l'Arc de Triomphe, pour un 11 novembre 1940, premier signe fort des occupants, dans une répression qui aurait facilement pu tourner au carnage, jusqu'à l'Institut Dentaire, dans le 13e arrondissement, sans oublier le sinistre camp de Drancy. On traverse toute l'occupation jusqu'à la libération en août 1944 et l'épuration qui suivra.
On se trouve dans bien des lieux névralgiques de cette époque, même si la part du lion est offerte aux sales de spectacles, là où la riche vie culturelle parisienne se poursuit coûte que coûte, parfois en acceptant le joug nazi, parfois en profitant de l'ouverture pour résister, instiller l'espoir. Cinéma, théâtre, salles de concerts, cabarets, ce sont les lieux préférés de l'action zazoue, ces sales gamins qui deviennent le caillou dans la chaussure des autorités vichystes.
Evidemment, il y a dans ce roman une grande dimension musicale et, je sais, je me répète, mais même si l'on n'aime pas forcément lire en musique, ça vaut le coup d'aller jeter une oreilles aux chansons signées Django Reinhardt, le maître incontesté du swing en France, et de tous les autres artistes cités au fil du livre.
Mais, ce n'est pas tout. Gérard de Cortanze s'appuie sur une riche documentation, pas uniquement artistique, mais aussi lié à la propagande de l'époque, essentiellement collaborationniste, puisqu'on est plongé dedans au quotidien, mais aussi, à travers Radio-Londres, des autorités résistantes. Et je vais plaider coupable car, si je connaissais les Zazous et le phénomène culturel qui les entourait, j'ignorais à quel point ils avaient été dans le collimateur du pouvoir vichyste.
Je l'ai dit plus haut, me semble-t-il, mais j'y reviens : la presse écrite et ses éditorialistes, Radio-Paris et ses voix vedettes, tous ont craché une haine terrifiante sur ces Zazous, quasiment accusés de tous les maux du pays. Jeunesse dégénérée, à la solde, au choix, des anglo-saxons, des juifs, des francs-maçons, voire de tous à la fois.
Evidemment, alors que les politiques raciales se mettent en place et que les juifs sont traqués, arrêtés, envoyés dans des camps puis déportés, l'histoire des Zazous peut paraître anecdotique, et pourtant, ils ont aussi concentré une partie de la haine qui s'est déchaînée dans le pays pendant ces cinq années, eux qui ne demandaient qu'à vivre leur jeunesse, à s'amuser et à danser sur la musique swing.
Un exemple, frappant : on connaît le sort qui sera réservé à la Libération aux jeunes femmes ayant côtoyé l'envahisseur d'un peu trop près (ou dénoncées pour cette raison par des jaloux/ses). Or, quelques années avant, ce sont les Zazous qui ont eu droit à la tonte forcée, de la part des Miliciens à la botte des nazis. "Scalpez les Zazous" était un des mots d'ordre de Vichy... Ca laisse pantois.
J'ai choisi l'exemple le plus atrocement spectaculaire, évidemment, mais cette obsession zazoue qui taraude le régime de Vichy s'exprime à travers tout un tas de textes législatifs les visant directement, même si ce n'est jamais présenté ainsi : des textes concernant les vêtements, les tenues, les coiffures, etc. Tenez, la demoiselle qu'on voit sur la couverture est dans l'illégalité. Car une femme ne pouvait pas porter de pantalon pour faire de la bicyclette...
Redisons-le, le mouvement zazou n'a rien de politique. Il n'est pas violent, il s'amuse de tout, brandissant son humour et ses bêtises comme un étendard, comme le dernier rempart contre le désespoir face à la situation du pays saigné à blanc par ce sinistre occupant. Et c'est justement peut-être ça qui énervait à ce point les autorités de la France occupée, cette insouciance, cette légèreté.
On pourrait se dire que ce riche contexte pourrait écraser la trame romanesque, et ce n'est pas du tout le cas, grâce à une excellente distribution des rôles de la part de Gérard de Cortanze. Josette est le personnage central, celui que l'on suit de plus près, mais, autour d'elle, chacun a des particularités, des états d'âme, des doutes et des espoirs.
On suit surtout comment ces personnages vont évoluer au fil des années. L'insouciance première, qui est plus ou moins exprimée en fonction des personnalités de chacun lors des premiers mois, laisse peu à peu la place à des questions existentielles plus fortes, des doutes, des peurs, des drames, aussi... Les événements politiques influent forcément sur eux, avec l'impression que l'étau se resserre et que la liberté est étouffée.
L'ironie mordante des Zazous, l'esprit potache qu'ils font flotter sur la capitale à l'arrivée des troupes allemandes, commence, avec les restrictions, les pénuries, les menaces, à s'essouffler et pourtant, à chaque fois, ils puiseront dans cet état d'esprit de quoi avancer, de quoi poursuivre malgré tout. De quoi assumer cette jeunesse qu'on leur vole pour leur imposer le pire.
Gérard de Cortanze rend parfaitement cette ambiance si spéciale, entre ce swing joyeux et bondissant qui donne envie de bouger, l'index en l'air, et la situation générale, oppressante, dangereuse, toxique, lorsqu'on ne sait jamais si on ne va pas être victime de l'arbitraire instauré par l'occupant et les autorités nationales qui ont choisi de l'appuyer.
On s'attache à ces personnages, qui dévoilent certaines facettes et révèlent leur caractère, prennent des décisions parfois inattendues, résistent à leur façon, survivent comme ils le peuvent... Le mouvement de l'Histoire est terriblement contraire, eux qui voudraient juste s'amuser, s'aimer, danser, faire la fête.
Quand j'évoque le caractère, ce n'est pas un hasard : dans cette bande du café Eva, il y a les meneurs et les suiveurs, les optimistes et les pessimistes, les courageux et les résignés, les extravertis et les discrets... A chacun sa position, et les aléas quotidiens qui en découlent. Mais, malgré tout, jusqu'au bout, cette bande va rester unie, unie autour du swing, mais aussi de leur amitié.
Gérard de Cortanze explique dans les remerciements qu'il s'est appuyé sur les souvenirs de sa maman pour écrire "Zazous". Elle-même fut une règne du swing et les anecdotes qu'elle a transmises à son fils ont sans doute été aussi précieux que toute la documentation qu'il a fallu ingurgiter, à la fois sur le plan historique et musical, pour nourrir le contexte.
Un dernier mot sur le swing lui-même. Cette musique, en tout cas en France, puisque c'est le pays qui nous intéresse, s'est imposée à la fin des années 30. Elle est alors avant-gardiste, pas forcément bien vue, mais comme tout mouvement d'une jeunesse qui s'émancipe des générations précédentes. Au fil des années, elle s'impose, quitte son pré carré, s'étend, se généralise... Devient mainstream, comme nous dirions aujourd'hui...
Au point que, à la Libération, son souffle va s'éteindre, et la génération zazoue, entrant dans l'âge adulte, dans un pays à reconstruire, va passer à autre chose. Le swing meurt, lit-on en substance dans la dernière partie du livre, c'est sans doute un peu brutal, mais il est certain qu'il ne porte plus la même charge provocatrice et gentiment folle dans la deuxième moitié des années 1940.
Déjà, on voit pointer une nouvelle génération d'artistes, Yves Montand, Charles Aznavour, Juliette Gréco, Serge Reggiani (tous sont évoqués dans le roman), qui proposeront autre chose dans les années et décennies qui vont suivre. Seul peut-être, Boris Vian, également évoqué, fera survivre cet esprit jazz et swing originel dans les caves de Saint-Germain, mais plus à Pleyel, par exemple.
Mais songeons aux yé-yés, aux hippies, aux punks, aux rappeurs, etc. Tous ces mouvements qui, dans la deuxième partie du XXe siècle emportent la jeunesse de leur époque et cristallisent leurs aspirations, leurs doutes, leurs espoirs, leur état d'esprit, ont généré leur culture propre avant de devenir "grand public" et de perdre de leur impertinence et de leur originalité.
Aucun de ces mouvements, pourtant, ne sera apparu dans le contexte aussi éprouvant que le mouvement zazou. Critiqués, vilipendés, méprisés, ils l'ont certainement été, car chaque époque a ses conservatismes et ses petites trouilles mesquines, mais les zazous ont risqué leur vie pour avoir voulu juste être jeune et heureux de l'être.
Gérard de Cortanze leur rend un bel hommage, drôle et tendre, plein de vie en dépit de l'horreur ambiante, présente à chaque coin de rue, ou presque. Le groupe du café Eva ne sera pas épargné par cette folie totalitaire, vous le verrez. Je n'ai que le regret de ne pas savoir ce que sont devenus ses membres, de ne pas voir les beaux adultes sortis de la chrysalide zazoue.