Ce qu’il faut de terre à l’homme (Martin Veyron – Editions Dargaud)
C’est l’histoire d’un paysan, qui vit avec sa femme et son fils sur son petit lopin de terre au fin fond de la Russie. Ils ne sont pas bien riches, mais ils sont heureux. Certes, leur propriété n’est pas grande, mais ce n’est pas un problème car la Barinya, la riche propriétaire qui possède la plupart des terres aux alentours, permet aux animaux des paysans de brouter sur son domaine. Et puis, il y a beaucoup d’entraide entre les familles du village, notamment quand vient le temps des moissons. Toute cette petite communauté vit donc dans une belle harmonie, sans richesses particulières mais en ne manquant de rien. Deux événements vont pourtant venir perturber cet équilibre. Tout d’abord, les certitudes du petit paysan vont être ébranlées par une visite de son beau-frère et sa belle-soeur. Son beau-frère, qui s’est enrichi en ville, l’encourage en effet à sortir de sa situation de pauvreté et à faire preuve de davantage d’ambition. « Plus de terres, c’est plus de revenus », lui explique-t-il. L’autre élément perturbateur, c’est le retour du fils de la Barinya, qui a quitté Moscou pour revenir sur ses terres. Bien décidé à mettre fin au laxisme de sa mère vis-à-vis des petits propriétaires du coin, il engage un intendant particulièrement sévère pour contrôler qu’aucun animal ne vienne brouter sur les terres de la Barinya et pour punir financièrement tous ceux qui ne respecteraient pas la nouvelle règle. Ce qui ne tarde évidemment pas à créer des tensions au sein du village. Du coup, lorsque la Barinya annonce qu’elle veut vendre ses terres, le petit paysan parvient à convaincre les autres villageois de les racheter tous ensemble. Mais la gestion collective s’avère rapidement un fiasco. Le paysan se souvient alors des paroles de son beau-frère et se met en tête de tout racheter tout seul. « Si seulement j’avais plus de terres, je pourrais être tout à fait heureux », constate-t-il, sans se douter que son appétit de plus en plus grand pour les terres va lui causer bien des ennuis…
« Ce qu’il faut de terre à l’homme » est l’adaptation d’une nouvelle de Tolstoï. L’histoire se situe dans la Russie du 19ème siècle, mais il s’agit avant tout d’une fable universelle et intemporelle sur la cupidité des hommes. Ce thème, Martin Veyron voulait en parler depuis longtemps, mais sans trop savoir par quel biais l’aborder. Du coup, il s’est souvenu de cette histoire qu’il avait lue lorsqu’il était enfant et qui se terminait par cette morale: « voilà ce qu’il faut de terre à l’homme ». Pour en savoir plus, il a donc simplement tapé la phrase dans Google et s’est rendu compte qu’elle était signée Tolstoï. Manifestement, la nouvelle du grand écrivain russe a été une véritable source d’inspiration pour lui, car il en signe une adaptation particulièrement réussie. La manière dont Veyron parvient à mettre en scène la cupidité du petit paysan, et surtout la perte de l’essentiel que celle-ci entraîne, constitue un vrai tour de force, avec comme aboutissement une conclusion qui sied parfaitement à notre époque tellement marquée par la soif de posséder toujours plus. Au-delà du récit en lui-même, on sent que Martin Veyron a pris beaucoup de plaisir à dessiner le décor et les personnages de cette fable russe, avec ses plaines à perte de vue, ses paysages enneigés et ses habitants à bonnets poilus. Du grand art! On en oublierait presque que Martin Veyron, qui a aujourd’hui plus de 65 ans, a été l’une des grandes figures de la BD pour adultes de la fin des années 70 et des années 80, en particulier grâce à son personnage Bernard Lermite, dont les aventures étaient publiées dans le magazine « L’écho des savanes ». Il y a très peu de points communs entre les albums de Bernard Lermite et cette adaptation de Tolstoï. Mais n’est-ce pas le propre des grands auteurs d’être capables de régulièrement se réinventer?