"Le tango est un rêve qui se danse à deux".

Vous l'entendez ? L'air de tango qui flotte sur ce billet ? Tenez, par exemple, un des thèmes musicaux qui revient plusieurs fois dans notre livre du jour, "Libertango", du grand Astor Piazzolla, par ailleurs personnage secondaire du roman... Oui, voilà, on entre doucement dans l'ambiance... Le tango, évidemment, tiens une grande place dans l'histoire dont nous allons parler, vous l'avez compris. Et ce, dès le titre : "la Reine du Tango". C'est le nouveau roman d'Aki Tadjer (tout juste sorti aux éditions Lattès), un auteur que je n'avais plus lu depuis quelques années après m'être bien amusé à lire "Le porteur de cartable" ou "Bel-Avenir", romans plein d'humour malgré leur contexte grave. Ici, les questions de société sont laissées de côté pour une histoire plus intime, le destin contrarié d'une fille qui n'a jamais réussi à sortir de l'ombre de sa mère...
Suzanne, âgée d'une trentaine d'années, vit à Paris et gagne sa vie en donnant des cours de tango au Centre Barbara, dans le quartier de la Goutte-d'Or. Elle y apprend les rudiments du tango à toutes sortes de danseurs amateurs, rarement doués, il faut bien le dire. Du couple préparant une croisière pour retraiter à ceux et celles qui ont été contaminés par le retour à la mode de cette danse venue d'Argentine.
Cela ne lui permet pas de rouler sur l'or, mais ça paye le loyer et les factures. Et, pour arrondir les fins de mois, il lui arrive même de donner des cours à domicile. Sa vie, elle la consacre donc entièrement à la danse. Et ce, depuis qu'elle est née, ou presque. Une passion qui tient à la fois de la bénédiction et de la malédiction.
La bénédiction, c'est de pouvoir vivre de cette passion qu'est le tango. Après tout, cela n'est pas donné à tout le monde, même si elle pourrait certainement mener une autre carrière que donner de simples cours à un public débutant. Et puis, il y a la malédiction, cette étoile sous laquelle elle est née et sous laquelle elle reste désespérément ancrée...
Si Suzanne n'a jamais connu son père, une blessure toujours mal refermée, elle est poursuivie par le souvenir de sa mère. Une tanguera de très grand talent, qu'on surnommait "la Reine du Tango". Décédée dans des conditions dramatiques alors que Suzanne n'était encore qu'une enfant, elle lui a laissé sa passion pour la danse, son spectre encombrant et une absence pesante...
Elevée dans un orphelinat après une expérience peu probante chez un oncle et une tante, Suzanne n'a jamais pu oublier cette lourde hérédité : oui, elle est la fille de la Reine du Tango ! Mais, on sent bien qu'elle voudrait être Suzanne, rien que Suzanne, sans parvenir à dissiper l'oppressante ombre maternelle...
De cette époque, Suzanne a conservé une seule relation, avec un homme qui pourrait être pour elle un père de substitution. Il s'appelle Diego, il était l'accompagnateur de la Reine du Tango et faisait sonner pour elle son bandonéon... Comme tous les hommes, il était fascinée par cette tanguera hors du commun, à la séduction et la sensualité à fleur de peau.
Venu en France, il conserve une profonde nostalgie de son Argentine natale et doit une fière chandelle à Suzanne qui l'a tiré de la misère. Désormais, homme âgé au coeur usé, il vit ses derniers feux dans un établissement médicalisé où Suzanne vient le voir régulièrement. Il est le dernier lien vivant avec sa mère. Celui qui détient ces secrets qui hantent Suzanne et l'inhibent.
A force de remâcher ces noirs souvenirs et de ne pas parvenir à faire parler Diego, Suzanne s'enfonce dans ce qui ressemble de plus en plus à une grosse déprime, pour ne pas dire plus. Elle arrive systématiquement en retard à ses cours, sa motivation est en berne et même ses virées avec ses élèves ou au "Maquereau Nostalgique", une boîte réputée où elle a ses habitudes, ne lui donnent plus le même plaisir.
Jusqu'à ce qu'elle rencontre Yan...
Roman sentimental ? Oui, je pense qu'on pourrait parler ainsi de "la Reine du Tango". Il est certain que Suzanne souffre d'une grande solitude et de cette "vieille maladie poisseuse", un "sacré manque d'amour qui creuse", comme le chantait Alain Souchon. Mais le mal est plus profond, trop de secrets et de non-dits autour d'elle, pas de repère, un père inconnu, un mère disparue trop tôt et pourtant étouffante...
Il y a même un certain masochisme dans cette pratique du tango qu'elle a choisie, elle qui aurait tout pour être, comme sa mère, une tanguera de renom... Sauf qu'on la renverrait sans cesse à cette ascendance, qu'elle serait toujours "la fille de la Reine du Tango"... Décoller l'étiquette, elle n'y arrive pas et se punit en se contentant de ces cours si loin de ce que peut être le tango, lorsqu'on le danse en expert.
Il y a d'ailleurs quelque chose de paradoxal de voir ces retraités bien comme il faut ou ces couples un peu bobos venir pratiquer ce qui était, à l'origine, une danse des bas-fonds de Buenos Aires. La danse des proxénètes, des gouapes, des voyous... Et des filles de mauvaise vie et de petite vertu. Une danse toute en sensualité et suggestivité, la fusion de deux êtres sur une musique syncopée, chaloupée.
Yan, lui, a le profil de ce mauvais garçon qui fut longtemps l'archétype du tanguero. Ce jeune homme est entré par hasard dans la vie de Suzanne, d'abord un éclair, un passage furtif qui, selon toute vraisemblance, n'aurait pas dû avoir de lendemain, mais, comme le hasard est facétieux, il vient mettre son grain de sel dans cette affaire.
Oui, Yan est un voyou, un délinquant qui le dit lui-même : il préfère cette vie-là, dans laquelle il se sent libre, qu'une vie rangée, avec un job à heure fixe et pas toujours passionnant, un patron, des devoirs, etc. Alors que Suzanne traîne de lourds boulets aux pieds, qui l'empêche de s'envoler, de s'épanouir, Yan, lui, est comme Hermès, le dieu aux pieds ailés...
Mais, la contrepartie, c'est qu'il risque de se faire pincer à tout moment et de finir dans une cage, une vraie. Parce que cette épée de Damoclès est le prix à payer quand on choisit d'enfreindre la loi... Je n'ai évidemment pas tout dit de l'histoire de "La Reine du Tango" et Akli Tadjer vient très habilement intégrer le parcours de Yan dans son histoire, en lui donnant un faux air de pièce de boulevard.
Par rapport aux autres romans de l'auteur que j'avais lus, j'ai trouvé que Akli Tadjer avait tamisé son humour. On n'a pas vraiment de comique de situation, dans ce livre, mais l'immense tendresse que l'on ressent pour les personnages, et pas seulement Suzanne et Yan, vient alléger l'atmosphère alors que l'héroïne broie sérieusement du noir quand on fait sa connaissance.
Et puis, il y a le tango, personnage à part entière du livre, on s'en doute. Parce que cette musique imprègne l'histoire, est indissociable du personnage de Suzanne. Son bonheur et son malheur sont contenues dans cette musique, qui a connu un certain revival depuis le début du XXIe siècle. En cela, Suzanne n'est pas seulement une tanguera, elle est presque un personnage d'un air de tango.
La nostalgie, la mélancolie, les amours malheureuses... Le tango a quelque chose des chansons réalistes à la Damia, Fréhel ou Berthe Sylva, racontant des destins loin d'être joyeux. Mais, c'est aussi une musique de l'exil, de l'arrachement aux racines. Ici, c'est bien sûr Diego qui remplit ce rôle, lui qui a quitté son Argentine natale depuis tant d'année, et sans espoir d'y retourner de son vivant.
Il y a d'ailleurs dans le livre une chanson, "Mi solo refugio", qui est la chanson fétiche du vieux bandonéoniste et qui exprime parfaitement ce spleen, ce sentiment d'éloignement et cet espoir de revenir un jour au pays natal. Je pense que le texte, cité dans le livre, est d'Akli Tadjer, car j'ai cherché, en vain, une version de cette chanson à écouter, mais je n'en suis pas certain. Google a beau être mon ami, il n'est pas (encore) infaillible...
Au-delà du cas Diego, cette nostalgie des racines est aussi ce qui étouffe Suzanne. Née de père inconnu et de mère trop connue, à son goût, tout du moins, elle dérive depuis plus de 20 ans, sans attache, sans repère, plante vivace poussant sans tuteur. Le seul de ses repères, c'est le tango, dont la musique lui vrille le coeur et l'âme, la renvoyant sans cesse à ses manques.
A me lire, vous devez vous dire qu'on a là un roman bien sombre... Non, il ne faudrait pas se méprendre, il y a de la lumière au bout de ce tunnel, c'est juste que je ne vais pas vous expliquer ici sa nature, ni comment les personnages vont se diriger vers elle. Pour moi, la rencontre avec Yan est l'un des éléments moteurs, mais ce n'est pas le seul, et l'autre, je le garde pour moi...
Et puis, il y a ce rêve, dont je vous ai parlé dès le titre de ce billet...
Là encore, je ne vais évidemment pas entrer dans le détail. Il se dessine peu à peu, avant de subitement, dans la dernière partie du roman, de devenir incontournable. Une étape qui ne sera atteinte qu'à la condition de se défaire de toutes les chaînes, conscientes ou inconscientes, réelles ou figurées, qui entravent les personnages centraux. Et là encore, hasard et/ou destin vont jouer leur rôle.
J'avais déjà évoqué le tango sur ce blog, à travers le billet consacré à un roman d'Arturo Perez-Reverte. J'y reviens avec plaisir tant cette musique a quelque chose de profondément romanesque, tant cette danse est visuelle, imaginative, alliance subtile de technique et d'improvisation, vecteur de sensualité, de séduction et, disons-le, d'érotisme...
Pour bien danser le tango, il faut qu'une étincelle naisse entre les deux danseurs, qu'ils ne soient pas juste sur la même longueur d'onde mais vraiment en osmose. Certaines scènes lues dans "la Reine du Tango", expliquent cela parfaitement et l'on aimerait ne pas avoir seulement à imaginer la scène, mais être là, à voir, ressentir tout cela.
D'une certaine façon, le tango est une parfaite allégorie de la passion qui peut animer un couple. Une passion dont il faut entretenir la flamme, qui peut s'éteindre, aussi, ou, au contraire, tout brûler sur son passage... Ce que l'on apprend de la vie de la Reine du Tango illustre cela : une passion destructrice, sans doute trop égoïste de la part de cette femme extraordinaire à l'aura sans égale.
Le tango vient ici pimenter sérieusement l'histoire classique entre un homme et une femme, en offrant des possibilités différentes à l'auteur. Jusqu'à l'accomplissement, la rédemption, l'espoir, d'autres thèmes qu'on imagine parfaitement au coeur d'un air de tango. Et c'est bien cela qui vient relever la saveur de ce roman en en faisant un joli moment de lecture, un tendre divertissement.
Avec, en son coeur, des personnages attachants, mais surtout, un personnage tout feu, tout flamme : Suzanne. Une femme de passion, mais une passion contenue, mise sous le boisseau, étouffée parce qu'elle refuse de lui laisser libre cours. A elle de renverser sa position, dans un premier temps, malheureuse comme un personnage de chanson pour devenir tanguera libre et épanouie dans un second.