Les bleuets de la vie…
À ma mère
Élevée sur une ferme, ma mère avait transplanté en ville ses habitudes terriennes. Cette conciliation difficile était faite de multiples compromis, tantôt actifs, tantôt verbaux, puisque nous vivions dans un loyer assez exigu.
Qu’importe, son jardin poussait sous les lits, puis dans des boîtes sur les galeries ; on mangeait des œufs frais que nous ramassions, mon père et moi. Des pondeuses s’échappaient du couvoir de F .-X. Bouchard – monsieur le maire – et déposaient de beaux œufs sur le terrain de la scierie où travaillait papa.
La petite cuisine se transformait en four lors de la période des conserves. Le nez de maman, arqué, arrachait les mauvaises herbes qui poussaient dans l’immense jardin de nos voisins.
Le printemps, c’était le temps des semailles. Juillet, nous allions faire les foins chez grand-papa Côté. L’automne, le temps de la boucherie. Que de souvenirs pour maman !
Cependant, le temps des temps, c’était celui des fruitages : des framboises, des fraises, mais surtout des bleuets. Un second obstacle à ses désirs d’en ramasser, on n’avait pas d’automobile : mon père se déplaçait sur un vieux bicycle ballon.
Pendant la période des bleuets, ma mère perdait le contrôle de ses mains. Ses doigts s’agitaient sur son tablier comme si elle en cueillait. Son regard bleu ressemblait à un champ tout mûr, et on aurait dit que le seul mets digne de ce nom était préparé à base du fruit de ce petit arbrisseau dont le Saguenay – Lac-Saint-Jean est la première région productrice au Québec.
—Une bonne tarte aux bleuets, répétait-elle, ce serait bon.
Un matin, en étendant le linge sur la corde, elle répandait l’odeur ; ses voisines humaient l’arôme d’un beau pâté.
— Les bleuets sont beaux cette année. Il y en a en masse sur la terre chez nous, ajoutait-elle, en appuyant sur les mots importants. Ses yeux épiaient ou semaient, je le crois aujourd’hui, des réactions.
Une heure plus tard, le message portait fruit, et on partait avec l’un de nos voisins. On s’entassait à dix dans la grande voiture taxi. Les plus petits s’assoyaient sur les plus grands ou sur leur mère. Maman en adoptait un.
Comme d’habitude, le conducteur bougonnait.
Nous, les enfants, on était aux anges. En cette fin d’été qui se languissait, nos pauvres jeux nous ennuyaient. On faisait alors du mal, selon l’opinion des parents. Ça changeait le mal de place, disaient-ils. Quel pique-nique avant le retour sur les banquettes scolaires !
Vingt minutes suffisaient pour se rendre chez grand-papa Côté dans le rang Cinq de
Sainte-Hedwidge. Durant le trajet, belle occasion de débiter le refrain d’usage. Je résume : être prudent, ne pas trop s’éloigner et, le hic, la nécessité de ramasser au moins une petite chaudière, condition sine qua non si on voulait s’amuser.
À ses deux rejetons, maman répétait la même chanson que sa voisine de banquette.
Alain et moi, on était d’accord ; nos amis, un peu plus réticents.
Leur père marmonnait quelques mots qu’eux seuls comprenaient. Son message produisait les effets escomptés. Ils se défonçaient jusqu’au repas. À genoux dans le champ, près d’un boisé, nous rasions le sol. Impensable de garder pour soi une belle talle.
À midi, deux grandes couvertures grises étendues sur le sol remplaçaient les tables. Sandwichs, petits gâteaux, du jus en abondance, même de la liqueur (des boissons gazeuses). Quel régal !
Ce dîner sur l’herbe décuplait les forces de notre conducteur qui, en matinée, s’était plutôt occupé à explorer le terrain à la recherche d’une talle de manne bleue.
Ses efforts avaient été récompensés. Toute une talle, semblait-il. Muni de la plus grosse chaudière, le couple partait seul, sa femme apportant une couverture afin de protéger ses genoux. Toute une cueillette en perspective.
Défense de les suivre. Ma mère, en fidèle complice, prenait la gouverne de la troupe, nous enjoignant de ne pas aller dans la direction prise par le couple.
Leurs enfants ne disaient rien. Moi, ça m’intriguait. J’avais bien une bonne douzaine d’années. N’avait-il pas joué cette pièce champêtre l’année dernière ou deux ans plus tôt ?
Le duo était revenu avec quatre doigts dans le fond du récipient…
Qu’importe pour le moment. Ma mère se mit à ramasser tandis que nous, les enfants, nous jouions aux cowboys et aux Indiens, avant de nous remettre à la cueillette. Éclaireur, j’étais chargé de débusquer les ennemis. J’en profitai pour contourner une élévation et, quelques secondes plus tard, une conversation attira mon attention : des voix familières…
Mes pieds effleuraient le sol. Il valait mieux ne pas m’avancer davantage. Je risquais de trahir ma présence et de goûter au poteau de torture de…
Mes oreilles, assez bien développées merci, percevaient à travers les branches.
— Moi, ce que j’aime, c’est tes beaux gros bleuets, dit notre voisin qui, pour une fois, articulait de façon audible.
Malgré mon âge, je savais à quelle grappe il s’attardait .
Sa femme arborait un corsage bien fourni.
—Ils commencent à être flétris. Ils tombent, c’est la vie. C’est comme les bleuets, la saison est courte, avoua-t-elle, avec des soupirs étouffés.
Sa voix était douce, d’une douceur maternelle, encore plus douce que d’habitude.
Le cueilleur respirait plus fort. Je l’entendais bien.
—Ils sont flétris… mais beaux quand même.
Notice :
Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant… Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle. Ses écrits reflètent un humanisme lucide. De la misère, il en décrit. Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville. Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux. Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell. Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre. Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vie, Les Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.