La vieille Indienne
À Pierre Gill
La Montagnaise, par Virginie Tanguay
Plusieurs la croyaient morte depuis des lunes, la vieille Wednesday.
On ne l’avait pas vue souvent sur la réserve.
Jusqu’à la mort subite de son mari, le couple vivait en forêt de la trappe. Il se nourrissait de la cueillette des fruits, mangeait du poisson et du gibier. Les Wednesday faisaient partie des quelques familles qui vivent encore selon le mode de vie traditionnelle.
La vieille Montagnaise revient habiter sa cabane avec ses deux fils.
Bref renouement. L’aîné meurt dans un accident d’automobile imputable à la vitesse et à l’alcool. Quelques mois plus tard, on retrouva le cadet dans une crevasse en bordure de la voie ferrée que le CN délaisse. Sa gorge était nouée au bout de son foulard en fourrure.
Alors, la vieille Indienne décide de vivre sa vie. À 80 ans. Jamais trop tard pour emprunter son sentier, proclame la patriarche.
Elle participe à toutes les assemblées publiques du Conseil de Bande, est présente aux séances des commissions, dont celle des Aînés, assiste aux réunions diverses et prend part aux manifestations.
Les Amérindiens écoutent les aînés. L’ancêtre profite de ce privilège. Les quelque 1,200 Montagnais ont peine à croire que cette femme, robuste sous une apparence frêle, ait passé les trois quarts de sa vie en forêt, une vie dure, exigeante. Elle était née sous une tente par une nuit glaciale, avait vécu son enfance et adolescence dans le territoire de chasse et de pêche de sa famille. La jeune femme des bois avait rencontré son mari sur la grande roche chaude qui mouille dans la rivière, au pied de leur campement. Le couple se complétait en forêt comme le bouleau et l’écorce. Soumise à lui. Par contre, leurs fils refusèrent cette vie.
Son entourage s’émerveille de la voir si épanouie, si connaissante.
Quelle mémoire infaillible ! La petite histoire de son peuple est gravée dans sa chair, dans ses gestes, associés aux mouvements de la lune et aux grandes saisons.
Son père fut chef du Conseil de Bande ; et son défunt mari un ardent défenseur des coutumes ancestrales.
Ses expériences, l’ancêtre aime les partager avec son entourage.
La direction de l’école primaire l’invite. Quel succès ! La vieille Montagnaise transporte sa jeune troupe au pays de ses ancêtres, tend un collet, un petit piège, calle l’orignal dans le silence le plus complet. Elle allume un feu imaginaire autour duquel les jeunes se réchauffent les mains et mangent du pain, de la banik.
Son vieux bonnet ancré sur la tête, vêtue d’un poncho, la vieille Wednesday ne passe pas inaperçue. L’aïeule sillonne le village, quelle que soit la température. Elle pisse où l’envie la prend. Fatiguée, la vieille dame s’assoit et se repose en fumant une grosse pipe bourrée d’un tabac dont l’odeur est forte, particulière, différente du tabac commercial. Les jeunes disent que c’est du pot !
C’est le tabac qu’elle cultive dans son petit jardin. Ses plants dégagent une senteur forte, louche, prétendent les voisins sans trop s’en soucier.
La vieille Indienne boit maintenant et reprend le temps perdu. Toute sa vie, la mère avait donné l’exemple, bien inutilement, à ses enfants. Son mari en prenait, peu. Trop tard pour revenir en arrière.
Un matin, l’envie de boire l’avait saisie aux tripes. Comme une grippe de castor. Par dépit ou avec l’intention de se rapprocher des siens, la vieille dame, seule, s’était soûlée. Avec passion. À se rouler sur le plancher gondolant de sa cabane.
Une odeur de veille continue flotte autour d’elle ! Une odeur amplifiée par le tabac et l’absence de soins corporels. La vieille Indienne pue la vie…
Peine à croire que ses jambes tordues et son cœur fatigué lui permettent de danser, comme une jeune fille, et de fêter toute la nuit sans cligner de l’œil.
Une gourde de cognac pend à sa ceinture. Des perles brillent dans les longs poils qui encerclent sa bouche édentée.
On penserait que la vielle amérindienne est toujours prête à partir tant elle traîne de bagages. Elle va sur la grande place avec le sac en bandoulière de son fils aîné et vêtu du vieux poncho effiloché de l’autre, le poète qui mariait la langue de son peuple au français. C’était elle qui lui avait appris l’importance de maîtriser le parler des autres. « Les mots nous rapprochent des autres », défendait-elle. L’ancêtre agissait comme traductrice quand la professeure n’était pas là. Comme son père, elle avait appris l’anglais en fréquentant les marchands de fourrures.
Tout un personnage dans la communauté à la recherche de son identité. C’est ce qu’on dit.
Lorsque le Canadian National évoque l’intention de retirer le tronçon de la voie ferrée qui desservait le magasin Hudson Bay fermé depuis plusieurs années, la farouche aïeule ameute la communauté.
On occupe les lieux. La vieille dame indigne, dirait Graham Greene, reçoit les journalistes dans une sorte de grotte, une grosse crevasse, dans laquelle son fils, le barde, était mort.
Cette voie fait partie de leur vie et est liée à leur histoire.
« Le sentier de fer et de bois coule dans nos veines comme la rivière où je suis née », clame-t-elle. Les appuis se manifestent.
Le CN transforma la voie désaffectée en un sentier piétonnier baptisé « Le sentier de la mère Wednesday ».
Notice biographique de Jacques Girard
Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant… Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle. Ses écrits reflètent un humanisme lucide. De la misère, il en décrit. Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville. Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux. Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell. Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre. Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vie, Les Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.
Notice biographique de Virginie Tanguay
Virginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean. Elle peint depuis une vingtaine d’années. Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes. Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique. Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif. Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion. Les détails sont suggérés. Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.
Pour ceux qui veulent en voir ou en savoir davantage : son adresse courrielle : [email protected] et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com. Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.