The Beast, Jean Duffaux et Li Chi Tak

Par Sevxilian

Un roman graphique que j’ai découvert sur le blog BD de Matthieu Van Overstraeten. Lorsque je suis tombée dessus en librairie spécialisée BD, je n’ai pas hésité.


En bref: Une bête mystérieuse s’apprête à renaître à Hong Kong, menançant de tout détruire. Trois chasseurs, aussi différents que complémentaires, tentent de l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard….

Une fresque poétique et allégorique qui nous entraine des bas-fonds de Hong Kong jusque dans la paix et le silence des temples bouddhistes. Violent et magnifique.


L’histoire: Hong Kong. Une jeune femme britanique employée par une grosse entreprise, le garde du corps chinois de la fille d’un riche marchand et un docteur français alcoolique pourraient ne rien avoir en commun, si ce n’est leur don de lire la présence de « la Bête » dans les corps de leurs congénères.

Pour vérifier si la Bête est seulement passée par là, d’hôte en hôte, ou si elle y est toujours, pas d’autre moyen que de tuer l’hôte et de fouiller ses entrailles.

Malheureusement, ils arrivent toujours trop tard… Et la Bête continue d’avancer, pour bientôt renaître.

Dans les tréfonds de Hong Kong, se trouve une cité hors des lois et de tout. Derrière ses portes de bronze, une femme mystérieuse reigne. Elle a le pouvoir d’invoquer la bête, qui détruira tout pour que le peuple primitif hongkongais reprenne ses droits, et que les colons anglais dégagent une bonne fois pour toute.

Elle orchestre depuis son bidon-ville la renaissance de la Bête: s’étant reproduite avec un homme, elle attend que sa fille Liu atteigne l’âge de se marier pour pouvoir la sacrifier et invoquer la bête. Elle entraine dans son délire un magnat de Hong Kong, dont le fils Blue, fiancé à Liu, la fécondera pour donner naissance à la bête.

Nos trois chasseurs sont confrontés à la tentation, qui les éloigne peu à peu de leur mission. LaBbête renait… Mais l’amour que Liu, transformée en dragon par l’incantation de sa mère, portait à son garde du corps, est son talon d’achille.

La Bête est anéantie, Hong Kong sauvée, et presque tous nos protagonistes morts…


Mon avis: J’espère que mon résumé de vous a pas refroidi! En effet, je trouve qu’il pourrait même porter préjudice à ce magnifique roman graphique.

Tout d’abord, il n’est pas à mettre entre toutes les mains: extrêmement violent, que ce soit dans les scènes de découpages de cadavres ou dans la manipulation psychologique des personnages, il est déconseillé au enfants de moins de 14 ans.

Ce roman graphique explore une « verrue » de Hong Kong, aujourd’hui démolie: la citadelle de Kowloon. A cause d’un vide juridique, cette citadelle est restée chinoise lorsque les anglais ont pris possession de Hong Kong. Au fil du temps, les conditions de vie s’y sont dégradées, et elle s’est transformée en bidon-ville, berceau du crime organisé chinois (les triades).

Les habitants ont développé eux-mêmes la cité, de manière anarchique. La lumière du jour n’arrive qu’aux étages sous les toits, sinon en dessous rien ne filtre.

C’est la matière première de Beast. Dans ce roman, par contre, la cité est toujours entourée de hauts murs, et on y entre par une porte de bronze gigantesque. Ce qui s’y cache: la lie de l’humanité, mais aussi, paradoxalement, ce qui pourrait la sauver.

Une grande prêtresse appelée Dragon Queen s’affaire à faire renaître « la Bête ». Descendante d’une lignée qui a le pouvoir d’invoquer le dragon, elle a mis en place un plan de longue haleine pour pouvoir faire renaître l’animal légendaire.

[Petit apparté culturel: en Chine, le dragon est un animal mythique dont les caprices apportent aussi bien la prospérité que les calamités. On doit donc faire des sacrifices divers et variés pour s’assurer qu’il est content, et qu’il ne va pas tout casser sur son passage. Par exemple, le dragon apporte la pluie (bonne pour les récoltes) mais aussi les innondations.]

La Bête, donc doit renaître. En attendant, elle se cache dans les êtres humains et voyage d’hôte en hôte. Allégorie des vices humains? Je crois bien que oui. On est contaminé par les larmes et le sang. Et le sexe: Les fluides corporels. Ca vous rappelle quelque chose? Un virus vicieux apparu dans les années 1980, peut-être…

Bref, la Bête, invisible, rampe et contamine tout sur son passage. Tout le monde a la possibilité d’être « mauvais », et la bête ne fait que révéler ce potentiel.

A côté de ça, on a trois traqueurs qui ont le dont de « voir » les contaminés. Tout simplement, la peau des hôtes leur apparait couverte de caractères chinois. Et seuls ces trois-là possèdent ce dont. Ils sont supervisés par un certain Jacobson, qui, malheureusement, se fait rattrapper par Dragon Queen. Un peu comme si on enlevait Charlie à ses anges. C’est donc les moines bouddhistes qui prennent la relèvent.

On comprend à ce moment là qu’il s’agit un peu du combat du Bien contre le Mal. Si les moines bouddhistes sont mêlés à cette affaire, ça ne peut être que ça ;)

Les trois traqueurs sont complètement différents, mais complémentaires. Ils sont représentés par trois roses qui poussent dans le jardin du temple bouddhiste.  Traqués par Dragon Queen qui est prête à tout pour arriver à ses fins,  ils seront piégés, parfois de façon fatale, par les agents de la Bête.

Une petite étude des vices/péchés? Le docteur est rattrapé par un ancien amour, qui lui donne le choix entre récupérer des souvenirs de quand ils étaient en couple, ou le sexe. Il choisi le sexe, ce qui le mène à sa perte. Réflexion aussi sur l’acceptation de l’autre, puisque cet ancien amour était (et est toujours?) une prostituée dont il n’a jamais pu accepter le passé.

La jeune femme d’affaire succombe aux avances de son patron. Elle est séduite, elle baisse sa garde. Son patron complote en fait avec Dragon Queen pour assoir son pouvoir économique sur l’île. Il va marier son fils avec Liu, la fille de cette dernière, pour faire renaître la Bête.

Quant au jeune chinois garde du corps de la fille de Dragon Queen, son amour pour sa protégée le perd. En effet, la prophétie dit qu’une tête doit rouler dans la boue pour que renaisse la Bête. C’est donc la sienne qui devra être tranchée..

Etude de la luxure avec les personnages de Blue et de sa maitresse Moira, de l’avarice avec le père de Blue, prêt à sacrifier son fils pour assurer la pérénité de son entreprise, faiblesse de caractère pour l’ancien mari de la grande prêtresse, prêt à  donner sa fille et sa propre vie pour le projet de celle qu’il aime.

MAIS (car il y a un « mais » ;) ) The Beast est aussi une étude sur la notion de rédemption, du pardon et du sacrifice.

Le docteur français meurt en sauvant la fille de son ancien amour. Le père de Blue, lorsqu’il ouvre les yeux sur l’horrible réalité de ce qu’il est en train de faire, libère le jeune garde du corps chinois. La jeune fille sacrifiée accepte son destin, mais dans un dernier coup d’éclat, elle décapite sa mère au lieu de son amoureux pour parfaire sa transformation.

Quant à la fille de la prostituée, c’est celle par qui arrive le salut. Enfant née d’une relation « impure », c’est elle qui a le pouvoir de sauver l’île de Hong Kong. Par opposition au péché de sa mère, la pureté de son caractère et sa droiture d’esprit sont les qualités requises pour combattre la Bête.

La jeune fille transformée en dragon redevient humaine le temps d’un instant, le temps de verser une larme sur la dépouille de son aimé. Le temps d’être abatue par les forces de l’ordre.

Tout ça pour ça… L’ambition tuée dans l’oeuf, littéralement. Des morts pour rien. Une illusion…

L’aspect mutliculturel de Hong Kong est aussi bien évoqué: Lucy et Barnes sont anglais, Jim est chinois, Claude francais, la prostituée est japonaise, l’inspecteur de police indien… Et la petite fille s’appelle Asia.

Beaucoup de choses sont laissées à l’interprétation du lecteur dans ce roman. Il y a plein d’allusions à des choses seulement effleurées, mais qui ne sont pas approfondies. C’est pour cela qu’il demande plusieurs lectures, et un investissement personnel du lecteur (toutes les questions ci-dessous n’ont pas de réponse, elle sont laissées à notre interprétation personnelle).

Qu’est-ce que la technique de l’angle et de la pointe? Quelle est cette organisation qui lutte contre la Bête? Pourquoi l’inspecteur de police croit-il si facilement nos chasseurs? Quels sont ses liens avec les moines bouddhistes? Pourquoi les hôtes de la Bête ne saignent-ils pas lorsqu’on les tue? Et qu’est-ce que ce miasme qui se développe dans la maison d’un défunt hôte? Quid du moment d’hésitation de la Bête à la morgue?

Et la fin, qu’est-ce que ça veut dire? Qu’est-ce que voit Lucy dans le mirroir? (mon interprétation: la Bête vit en elle – théorie corroborée par la couverture du roman graphique qui montre un portrait de Lucy couverte des caractères chinois sacrés qui désignent un hôte).

Ce roman graphique est subtil, et on ne saisit pas tout à la première lecture. Il y a beaucoup d’allusions, de métaphores. On peut le lire de manière superficielle et se dire que c’est juste une bonne BD à la violence presque gratuite. Mais c’est bien plus que cela.

J’ai évoqué ci-dessus quelques thèmes qui, après deux lectures, me sont apparus  comme étant évidents. Je suis sure que je pourrais en dégager beaucoup d’autres en grattant un peu.

La fin du roman graphique est un gros point d’interrogation. On pourrait presque attendre la suite au tome 2… Sauf qu’il n’y aura pas de tome 2. C’est un one shot (un seul volume avec une histoire finie) qui a pris 15 ans à faire. Je doute que les auteurs s’accordent encore 15 ans pour une éventuelle suite. Donc là aussi, on est un peu en suspend, et c’est à nous, lecteur, de nous faire notre idée des choses. Personnellement je ne suis toujours pas sure d’avoir bien compris la scène de la plage, d’ailleurs!

Et j’ai bien aimé le retour au point de départ: comme dans la scène d’entrée du roman, Lucy Wales est en plein meeting au sommet d’une tour de Hong Kong, lorsqu’elle reçoit un coup de fil. Elle se rend aux toilettes, et se regarde dans le miroir. La boucle est bouclée.

Dire que j’ai aimé ce roman graphique serait bien en dessous de la réalité. Il m’a transportée. On est hapé par l’action, on se remue les méninges, on s’inquiète, on s’absorbe, on aime et on déteste avec les personnages.

Les dessins sont précis et justes, le choix des couleurs nous emmène dans plusieurs univers bien distincts.

Comme je l’ai écrit plus haut, ce court roman graphique a la capacité de concentrer entre ses pages tellement de choses qu’il faut le lire plusieurs fois pour en prendre pleinement la mesure. Le résumé que j’en ai fait ne peut rendre pleinement hommage aux auteurs.

Et pour ceux qu’une analyse approfondie ne tente pas, c’est tout simplement une très bonne BD d’action!


Les auteurs: Jean Dufaux est un scénariste de BD belge très prolifique (Djinn, Le Bois des Vierges, Rapaces, et bien d’autres encore). Né en 1949 à Ninove en Belgique, il étudie le cinéma avant de sa lancer dans le journalisme à Ciné Presse. En 1983 il se lance dans l’écriture de scénario de bande-dessinée pour le Journal de Tintin. La suite, on connait!

Pour en savoir un peu plus sur Jean Dufaux: http://www.babelio.com/auteur/Jean-Dufaux/2398

Li Chi Tak, âgé de 50 ans, est un dessinateur timide mais respecté. Né à Kowloon (tient, tient!), il apprend à dessiner en autodidacte, ayant pour référence le maitre japonais du manga Katsuhiro Otomo (Akira).

Son dessin est efficace et minutieux. C’est le nouveau chouchou de la BD, avec une expo dédiée à ses oeuvres au Festival d’angoulême de la BD cette année.

Pour en savoir plus sur Li Chi Tak: https://www.letemps.ch/culture/2016/01/26/li-chi-tak-un-sorcier-trait


L’histoire du livre: Les deux auteurs ont mis 15 ans à écrire The Beast. Les échanges n’ont pas été facilités par le fait qu’aucun des deux ne comprend la langue de l’autre.


Pour aller plus loin sur la Citadelle de Kowloon: