Le mesureur de la nuit…
Le mesureur somnole tout le jour. L’obscurité le sort de sa torpeur. Avec sa mâchoire forte à la Spencer Tracy, le vieillard
Son assistant s’en vient. Il arrive à cette heure-là avec le changement de quart. Dans son uniforme bleu, le voilà qui franchit le seuil de sa chambre, prêt à chiffrer une forêt d’épinettes géantes, ces belles épinettes noires, que l’on s’arrache aux États.
— On mesure où cette nuit, m’sieur Girard ? crie l’homme.
— À Chibougamau, au lac Wacanisshi, geint le mesureur.
— Du beau bois ? clame l’assistant comme si les murs étaient sourds.
— Le bois des frères Caron, le plus beau, dit-il, dans un sursaut d’énergie.
Se mesure donc la nuit. Sur ce lit du centre d’accueil. Le mesureur voyage avec la complicité de l’agent de sécurité. Le duo parcourt les grandes forêts de tout le Québec. Pendant quarante ans, qu’a-t-il fait ? Sinon calculer, toujours calculer des légions et des légions d’arbres couchés par des armées de bûcherons. Il a pris sa retraite juste avant l’arrivée des grosses machines. Gagnon et Frères, CIP, Domtar, Abitibi Price… Parfois pour des petits entrepreneurs. Ces noms ne veulent plus rien dire pour lui. Sa mémoire ne retient que des endroits où le bois était beau, selon son expression. Sa vie se résume à un chapelet de forêts d’est en ouest, du nord au sud de la province.
— J’ai mesuré partout, dit-il parfois avec fierté à son assistant de fortune. Partout, partout, à…
Un labeur de Titan.
Le mesureur peste contre les chantiers de la Côte-Nord.
— Des épinettes de misère, souffle-t-il de sa voix chevrotante. (Silence.) Il en faut dix pour faire un arbre de par chez nous.
L’assistant souscrit au diktat du vieillard.
— T’es jeune et déjà sourd, pauvre petit, glapit-il, tout en tambourinant la planche sur ses genoux fantômes.
Puis, l’assistant attend que les yeux du vieux capitulent pour s’évanouir dans la pénombre de sa première ronde. Il revient trente minutes plus tard et feint d’être allé uriner.
— Tu pisses après tous les arbres, toé le jeune, maugrée le vieux.
Alors, la planche s’ébroue tel un sismographe. Le bout de crayon zigzague sur l’arbre-manuscrit, un dessin surréaliste. Une forêt de symboles.
L’homme des bois larmoie. Le froid l’indispose et réveille son arthrite. La chaleur l’affaiblit. Les mouches noires mangent ses oreilles et obstruent ses yeux de vieilles bûches desséchées. Ses ulcères s’agitent lorsque le chef des mesureurs s’annonce. Le mesureur vit entre l’arbre et l’écorce, tiraillé. Le patron du chantier l’accuse d’être à la solde des bûcherons. Les bûcherons lui reprochent de jouer du crayon en faveur du boss.
Son chef fréquente le pouvoir, mange avec le contracteur, lui. Le vérificateur vient demain. Sa venue le tourmente. L’assistant écope. Une vérification pourtant normale l’angoisse jusqu’à pisser dans ses couches. Les autres mesureurs sont fin prêts. L’agitation gagne le vieux travailleur.
— Avant de partir, vérifie donc si tous les bouts sont martelés et crayonnés, ordonne le mesureur de nuit à son bras-droit.
Beau prétexte pour une autre ronde. Le bureau du gardien voisine la chambre du mesureur de nuit. Le gardien qu’il a remplacé avait baptisé le vieux ainsi. À son premier jour de travail, cet ex-collègue lui avait confié :
— C’est la nuit que ça lui prend. À la faveur de la nuit, l’ancien mesureur reprend sa planche et son crayon. Il s’assoit dans son lit et on devient tous ses assistants.
Selon son explication, le vieux prenait de l’avance. Lorsque les journées s’annonçaient chargées, l’inquiétude de ne pas joindre les deux bouts l’angoissait. Il en vomissait parfois. Cette inquiétude le tenaille encore.
Le vieil homme mesure les ombres. Il mesure la nuit qui l’enveloppe. Sa femme s’est éteinte, ses enfants travaillent au loin. La solitude d’il y a quarante ans. Quelle pauvre vie de famille ! Lorsque les chantiers dépassaient l’horizon, il revenait au bercail le premier du mois suivant. Quand les distances s’estompaient, sa femme l’endurait toutes les fins de semaine.
Un jour, il mesura qu’il n’avait pas été là. Il mesura que sa femme s’était mesurée, seule, à ses enfants. Elle mourut quand lui arriva pour de bon. Dans cette maison, sans l’autre. En ville, il fondit comme une chandelle. Un bon matin, il n’y resta plus que la mèche.
— La vie dans le bois. Ça, c’est la vie.
Il essaie de convaincre son assistant essoufflé.
— Vous l’avez dit, m’sieur Girard.
Depuis quinze ans, toutes ses nuits se passent en forêt. Ses périples l’épuisent, mais le comblent.
— La Pointe-aux-Français, voilà, répète-t-il, où on mesure demain. Quatre arbres pour un voyage, remplir un truck. Des arbres gros comme ça. Des pins qui mesurent trois fois ta règle.
L’assistant lorgne son bâton de sécurité. Le vieux mesureur aime bien les frères Caron. Les meilleurs bûcherons qu’il a connus. Ils venaient de L’Islet. Il est triste et inquiet. Ses forêts disparaissent. On remplace les mesureurs par des balances de fer.
Le vieil arbre dans le parc, un cyprès magnifique, presque centenaire, se meurt. On parle de l’abattre…
Notice biographique
Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant… Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle. Ses écrits reflètent un humanisme lucide. De la misère, il en décrit. Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville. Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux. Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell. Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre. Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vie, Les Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.