Le mesureur de la nuit, un récit de Jacques Girard…

Par Chatquilouche @chatquilouche

Le mesureur de la nuit…

Le mesureur somnole tout le jour. L’obscurité le sort de sa torpeur. Avec sa mâchoire forte à la Spencer  Tracy, le vieillard mesure la nuit. Ses yeux éteints arpentent  sa nuit. Vers minuit, son squelette se ploie dans le lit à ridelles. Une main tremblante cherche sous la couverte une planche de bois délavée sur laquelle est agrafée une feuille bariolée.

Son assistant s’en vient. Il arrive à cette heure-là avec le changement de quart. Dans son uniforme bleu, le voilà qui franchit le seuil de sa chambre,  prêt à chiffrer une forêt d’épinettes géantes,  ces belles épinettes noires,  que  l’on s’arrache aux États.

— On mesure   où  cette   nuit,   m’sieur   Girard ? crie l’homme.

— À Chibougamau, au  lac  Wacanisshi,  geint   le mesureur.

— Du beau bois ? clame l’assistant comme si les murs étaient sourds.

— Le bois des frères Caron, le plus beau, dit-il, dans un sursaut d’énergie.

Se mesure donc la nuit. Sur ce lit du centre d’accueil. Le mesureur voyage avec la complicité de l’agent de sécurité. Le duo parcourt les grandes forêts  de tout le Québec. Pendant quarante ans, qu’a-t-il fait ? Sinon calculer, toujours calculer des légions et des légions d’arbres couchés par des armées de bûcherons. Il a pris sa retraite juste avant l’arrivée des  grosses  machines.  Gagnon  et  Frères,  CIP, Domtar, Abitibi Price…  Parfois  pour  des  petits  entrepreneurs.  Ces noms  ne veulent plus rien dire  pour  lui. Sa  mémoire  ne retient que des endroits où le bois était beau, selon son expression. Sa vie se résume à un chapelet de forêts d’est en ouest, du nord au sud de la province.

— J’ai mesuré  partout,  dit-il parfois avec fierté à son assistant de fortune. Partout, partout, à…

Un labeur de Titan.

Le mesureur  peste  contre  les chantiers  de  la Côte­-Nord.

— Des épinettes de  misère,   souffle-t-il  de  sa  voix chevrotante.  (Silence.) Il  en faut dix pour faire un arbre de par chez nous.

L’assistant souscrit au diktat du vieillard.

— T’es jeune et déjà sourd, pauvre petit, glapit-il, tout en tambourinant la planche sur ses genoux fantômes.

Puis, l’assistant attend que les yeux du vieux capitulent pour s’évanouir dans la pénombre de sa  première ronde. Il revient trente minutes plus tard et feint d’être allé uriner.

— Tu pisses après tous les arbres, toé le jeune, maugrée le vieux.

Alors, la planche s’ébroue tel un sismographe. Le bout de crayon zigzague sur l’arbre-manuscrit, un dessin surréaliste. Une forêt de symboles.

L’homme  des bois larmoie. Le froid l’indispose et réveille son arthrite. La chaleur l’affaiblit. Les mouches noires mangent ses oreilles et obstruent ses yeux de vieilles bûches desséchées. Ses  ulcères s’agitent  lorsque le  chef  des mesureurs s’annonce. Le mesureur vit entre l’arbre et l’écorce,  tiraillé. Le patron  du chantier  l’accuse d’être  à la solde des bûcherons. Les bûcherons lui reprochent  de jouer du crayon en faveur du boss.

Son  chef  fréquente le pouvoir, mange avec  le contracteur,  lui. Le vérificateur vient demain.  Sa  venue  le tourmente. L’assistant  écope. Une vérification  pourtant normale l’angoisse   jusqu’à pisser  dans  ses  couches. Les autres mesureurs sont fin prêts. L’agitation gagne le vieux travailleur.

— Avant de partir, vérifie donc si tous les bouts sont martelés et crayonnés, ordonne le mesureur de nuit à son bras-droit.

Beau prétexte pour une autre ronde. Le bureau du gardien voisine la chambre du mesureur de nuit. Le gardien qu’il a remplacé avait baptisé le vieux ainsi. À son premier jour de travail, cet ex-collègue lui avait confié :

— C’est la nuit que ça lui prend.  À la faveur de la nuit, l’ancien mesureur reprend sa planche et son crayon.  Il s’assoit dans son lit et on devient tous ses assistants.

Selon son  explication, le vieux prenait de l’avance. Lorsque les journées s’annonçaient chargées,  l’inquiétude de ne  pas joindre les deux bouts l’angoissait. Il  en  vomissait parfois. Cette inquiétude le tenaille encore.

Le vieil homme mesure les ombres. Il mesure la nuit qui l’enveloppe. Sa femme s’est éteinte, ses enfants travaillent au loin. La solitude d’il y a quarante ans. Quelle pauvre vie de famille ! Lorsque  les chantiers dépassaient l’horizon, il revenait au bercail le premier du mois suivant. Quand les distances s’estompaient,  sa femme l’endurait toutes les fins de semaine.

Un  jour, il mesura  qu’il n’avait  pas été  là.  Il mesura que sa femme s’était mesurée, seule, à ses enfants. Elle mourut  quand  lui arriva  pour  de  bon.  Dans  cette maison, sans  l’autre.  En ville, il fondit  comme  une chandelle. Un bon matin, il n’y resta plus que la mèche.

— La vie dans le bois.  Ça, c’est la vie.

Il essaie de convaincre son assistant essoufflé.

— Vous l’avez dit, m’sieur Girard.

Depuis quinze ans, toutes ses nuits se passent en forêt. Ses périples l’épuisent, mais le comblent.

— La Pointe-aux-Français, voilà,  répète-t-il, où  on mesure demain.  Quatre arbres pour un voyage, remplir un truck. Des arbres gros comme ça. Des pins qui mesurent trois fois ta règle.

L’assistant  lorgne  son  bâton  de  sécurité. Le vieux mesureur aime  bien  les  frères Caron. Les  meilleurs bûcherons qu’il a connus. Ils venaient de L’Islet.  Il est triste et inquiet. Ses forêts disparaissent. On remplace les mesureurs par des balances de fer.

Le vieil arbre  dans  le parc,  un  cyprès  magnifique, presque centenaire, se meurt. On parle de l’abattre…

Notice biographique

Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant…  Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits reflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes, les restos et les bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre.  Mais il nous a aussi donné, entre autres, Fragments de vieLes Portiers de la nuit et Des hot-dogs aux fruits de mer.