Le chambreur… Une nouvelle de Jacques Girard…

Par Chatquilouche @chatquilouche

(Avec la sensibilité et  le talent qu’on lui connaît, Jacques Girard fait revivre un écrivain québécois qui mérite d’être relu et rappelé à la mémoire de tous : Guy-Marc Fournier.)

Le chambreur

Notre mère nous avait prévenus. Avec peu  d’enthousiasme. L’idée de loger Guy Fournier, un ami de mon père, ne lui souriait guère. Ce n’était heureusement que pour quelques jours, le temps qu’il trouve un autre logement. Une quinzaine tout au plus. On lui octroya la chambre du fond. Elle était vacante car mon frère préférait le sous-sol.

Cet oiseau de nuit notoire traînait la réputation d’être différent des garçons de son âge. Or, mon père, son aîné de vingt ans, ouvrit sa porte à son compagnon de travail. Son paternel, comme il le disait avec méchanceté, l’avait mis dehors à la suite d’une de ses arrivées nocturnes. Ivre, vacillant et chantant à tue-tête, notre futur chambreur – comme l’appelait ma mère – avait réveillé toute la maisonnée. J’appris cela en tendant l’oreille car mes parents parlaient à voix basse.

Je n’eus pas besoin de tels efforts auditifs lorsque notre nouveau pensionnaire prit possession, au milieu de la nuit suivante, de la chambre voisine de la mienne, celle qui donnait sur le salon. Toute la famille se réveilla. L’auto qui le reconduisit – un taxi puisque Guy était quand même prudent –  tourna longtemps dans la cour ; la chaleur de l’été amplifia le roulement du moteur. On entendit deux portières se refermer. Sur la pointe des pieds, je l’entendis se frayer un chemin dans la pénombre. La chaise berça, le cendrier oscilla. La lumière de la chambre jeta une brève lueur dans le salon, le temps de repérer les lieux et de déposer ses affaires. Presque aussitôt, le grand lit mou, qui prenait la moitié de la place grinça trois fois. Une heure plus tard,  le plancher vibra comme s’il venait de tomber du lit. Inquiet, mon père se leva. Malgré cette nuit courte et agitée, «l’ami de mon père», disait mère, sauta dans ses pantalons en même temps que père  pour aller travailler.

Guy Fournier était déjà venu à la maison écouter des combats de boxe à la radio, car, en cette fin des années 50, la télévision naissante les ignorait. Il venait, très souvent, le dimanche matin, en mal de conversation. Son amitié pour mon père provenait en grande partie de cette passion commune pour le pugilat, un sport fort populaire, malgré le fanatisme engendré par le hockey. Maurice Richard électrisait encore les foules à la moindre apparition. Mon père et Guy aimaient le Rocket parce que, lui, il ne s’en laissait pas imposer. Leurs préférences allaient du côté des joueurs qui cognaient sec. Même à la boxe, un combat qui s’étirait les  ennuyait.

« Un seul coup de poing a suffi à Rocky Marciano pour descendre Walcot au premier round », disait mon père. Tous deux vénéraient Marciano qui avait pris sa retraite trois ans plus tôt toujours invaincu en 49 combats. Guy trouvait chez son compagnon des affinités avec le roi du ring. Petit et trapu, mon père était une vraie boule de muscles. Il pouvait recevoir des coups sans broncher.

Au moulin où mon père travaillait, on le respectait. Ceux qui s’y étaient frottés avaient payé cher. Même sur une seule jambe, il força le pardon d’un dur à cuire de 250 livres.

« Ton père, c’est tout un homme ! » m’a souvent dit Guy. Ce que je savais fort bien.

Papa évitait de raconter ses exploits pugilistiques. En outre, ma mère avait horreur qu’on règle les problèmes à coups de poing. Non pas qu’elle s’en formalisait pour son époux, tout au contraire. Elle craignait pour ses adversaires, surtout depuis que Je fils de notre voisin, une petite terreur  locale, s’était affaissé – presque inconscient – d’un seul crochet sur ses deux gants qu’il avait placés devant son visage, afin de se protéger des attaques du paternel. Ce jeune morveux provoquait père depuis des semaines en s’entraînant en sa présence. Il boxait sur place Guy pariait sur mon père.

« Il va le descendre comme Marciano a battu Walcot ! »
Mon père riait.

« Sa spécialité, disait alors mon père, c’est de coucher son ombre. Y cogne pas assez fort pour passer le K.-O. »

À toutes les fins de semaine, le petit dur de notre rue enregistrait de nouvelles victimes. L’ami de mon père l’avait vu à l’œuvre plusieurs fois. À ses dires, de bons bagarreurs avaient visité le plancher souvent grâce à des coups vicieux, comme un coup de pied dans les couilles. Mon père lui coupa les jambes à la hauteur des centres nerveux. Cette descente, dont nous avions été les brefs témoins, avait médusé son compagnon et l’estime qu’il lui vouait s’en était trouvé décuplée.

Ce fut Guy qui remit cette courte bataille dans la conversation, pour une xième fois, un dimanche matin, deux mois avant d’élire domicile chez nous. Ce dimanche-là, l’ami du paternel arriva en taxi avec, à la main, un sac de bières. On pouvait voir sur son visage que la nuit avait été courte. Déjà, Guy annonçait plus vieux que ses vingt ans et cette nuit de soûlerie en avait ajouté vingt autres, Une longue mèche de  cheveux l’apparentait à Lucky Luke. Il était aussi longiligne que le célèbre cow-boy. Guy n’était pas beau. L’irrégularité et la maigreur de son visage fissuré surprenaient. Que ses yeux étaient grands, profonds et cernés ! Ses orbites démesurées trahissaient son grand désespoir, ce mal de vivre qui le torturait. D’une bouche bien garnie s’échappait un verbe singulier.

On aurait dit un orateur, un poète. Jamais de jurons.  On savait qu’il rêvait d’écrire, qu’il voulait quitter le moulin à scie. À la maison, Guy se vidait le cœur et exprimait son incomplétude par tout son corps désossé. Davantage ce matin-là, sous l’effet conjugué de la fatigue et de l’alcool, ses grandes jambes se croisaient et se décroisaient sans cesse et sa tête plongeait et se relevait comme un nageur à la brasse. Autant de mouvements agitaient la chaise berçante sur laquelle il semblait mal à l’aise. Une partie importante de son sentiment de gêne venait de son état d’ébriété, sachant ma mère n’aimait pas la boisson. D’ailleurs, avant d’entrer, le visiteur dominical avait insisté auprès de mon père pour savoir si son état n’allait pas choquer maman. Elle calma sa colère en fumant autant que lui. Guy aimait papa qui était taillé tout d’une pièce. Il le regardait comme un père et appréciait sa force. Il le trouvait bon avec ses enfants et généreux. Tous deux aimaient aussi la nature.

Mon père avait surmonté plusieurs opérations, dont l’amputation de deux orteils. Imaginez donc ! Guy n’en revenait pas. Mon père avait réappris à marcher. Il avait repris son travail sur une seule jambe. On l’attendait. Un colosse s’en était pris à lui. On avait dû se mettre à quatre pour que mon père ne le broie pas. Cette histoire, on ne la savait pas. Nous l’avons apprise de la bouche de Guy. Ma mère aurait préféré ne pas savoir. De cet exploit, Guy n’en revenait pas.

« Tu ressembles à Jack, René », dit Guy tout à coup les poings fermés. On aurait cru qu’il se parlait à lui-même.

« Tu aurais pu faire un boxeur, René », disait-il, se commémorant un livre d’Hemingway.

Ainsi, ce fut la première fois que j’entendis parler d’Ernest Hemingway. Ce dimanche particulier, le sac de bières terminé, Guy repartit en taxi, plus éméché que jamais. Il refusa de manger pour garder l’effet. Une fille l’attendait. Elle devait le distraire de son grand amour perdu, croyait-il.

Ce lascar assez particulier demeurait maintenant chez nous depuis quelques heures. Je passai devant sa «chambre». Rien ou presque n’avait bougé, sauf que ma curiosité fut éveillée par une grosse poche éventrée, à l’ombre du lit, d’où sortaient des dizaines de livres. Elle s’était ouverte en tombant du lit, origine du grand fracas entendu, selon les explications paternelles. Intriguant pour quelqu’un qui travaillait dans un moulin à scie où, comme mon père, la plupart des travailleurs étaient analphabètes.

Parmi ceux qui s’étaient échappés de la bibliothèque de toile, il y avait un livre intitulé Amok de Stefan Zweig. Je lisais un peu, écrivais des poèmes, mais de ce livre, je m’en souviens encore aujourd’hui. Ce fut une révélation, une vraie rage de lire, comme celle qu’attrape l’un des personnages de cette nouvelle, s’empara du jeune adolescent que j’étais. Guy me fit lire Balzac, Flaubert, Hugo et son «fameux» Hemingway, ses nouvelles dont 50,000 dollars et Dix Indiens. Je découvris La fille laide et Le dompteur d’ours d’Yves Thériault. Les portes de la littérature s’ouvrirent toutes grandes.

Pendant les quelques jours où Guy Fournier demeura à la maison, l’amitié s’installa entre nous. Tranquillement, sans que mon père ne s’en froissât, il devint notre ami commun. Par la suite, j’appréciai ses visites. Nous fîmes des randonnées au rocher qui s’élève près de l’aéroport. Ma mère me prodigua ses conseils d’usage. Sept ans nous séparaient. Il menait la vie…

Son grand rêve d’écrire se concrétisa quelques années  plus tard. Il troqua le crayon de l’assistant-mesureur pour ceux du journaliste et du romancier. Il ajouta Marc à son prénom pour se distinguer de l’autre. Son nom reste attaché au Progrès-Dimanche où il donna la parole aux gens ordinaires. Aujourd’hui, d’autres journalistes ont perpétué ce beau geste. Comme écrivain, quatre romans : Ma nuit, L’aube (Canak l’Iroquois), Les Ouvriers et L’autre pays. Des romans autobiographiques. Son personnage principal, Jos Fournier, vit sa vie comme il l’entend. On parle en bien de ses ouvrages. À mes pieds, la vieille « Underwood » sur laquelle il s’esquinta jour
et nuit.

Sa plume lui permit aussi d’écrire des ouvrages alimentaires. Ce fut sous sa tutelle amicale que j’ébauchai mes premiers papiers de journaliste. Cette amitié indéfectible s’évanouit à sa mort en novembre 1991. La direction du Quotidien me demanda d’écrire le texte de circonstance. On y retrouve nos deux photos. Quelle ironie de la vie !

La dernière fois que je vis Guy à l’hôpital, il s’informa de papa.

« Tu diras bonjour à René de ma part. René, c’est un
homme tout d’un bloc. »

Guy était aussi tout d’un bloc. Vous comprenez pourquoi je lui dédie ce recueil de nouvelles.

Notice

Jacques Girard

Jacques Girard est né à Roberval.  Écrivain, journaliste, enseignant, il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle.  Ses écrits réflètent un humanisme lucide.  De la misère, il en décrit.  Aucun misérabilisme, toutefois.  Il porte un profond respect à ses personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes et bars semi-clandestins de sa ville.  Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux.  Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell.  Nous considérons Les Portiers de la nuit un de ses meilleurs ouvrages. Il nous a aussi donné, entre autres : Fragments de vie, Des nouvelles du Lac et Des hot-dogs aux fruits de mer.