Raskolnikov
Ras se nommait Raymond Lalancette et était né à Roberval sur la rue Ménard. À quinze ans, il s’était expatrié en ville. Selon les dires de René, Raymond bourlingua et fit cent métiers, connut des moments pénibles avant de dénicher un emploi dans une entreprise spécialisée en construction domiciliaire. Ras avait travaillé sur les plus gros chantiers et était finalement devenu contremaître. Victime d’une scoliose, il se trouvait en convalescence et en avait profité pour revenir dans son patelin. Sa mère y vivait encore. Depuis son retour, qui remontait à six ou sept mois, Ras avait élu domicile à la taverne de l’hôtel Windsor. On l’y voyait presque à tous les jours. Ses beaux discours tinrent le haut du pavé aussi longtemps que ses ressources permirent de payer des «traites». Maintenant, il délirait, toujours seul, toujours à la même table, essayant à l’occasion de soutirer une bière à une vieille connaissance. On l’avait surnommé Ras parce qu’il parlait toujours de Raskolnikov.
Avec le temps, sa réputation s’était étiolée. À jeun, c’était un client poli et plutôt réservé. Mais la boisson le métamorphosait en docteur Jekyll. On trouvait son comportement plutôt singulier et on doutait de la véracité de son histoire. Ras se prenait pour un autre. Il se disait le seul à
avoir lu des grands auteurs, à parler couramment l’anglais et à avoir voyagé dans tout le Canada et même aux États-Unis. « Vous sortirez jamais de ce trou, vous allez crever icitte ; moi, je vais repartir, voir le monde. » René connaissait ses tirades par cœur. À ses crises, succédaient de longs silences suivis de profonds repentirs. René le trouvait bizarre. On ne savait jamais qui il était. De plus, ce Raskolnikov-là jouissait des atouts d’un Don Juan. Ses services d’amant étaient, avançait-il, on ne peut plus recherchés.
« Il n’est pas comme nous autres », disait René.
Pendant ce temps, Ras se trouvait dans la cabine téléphonique dont la porte était ouverte. Le combiné reposait entre son épaule légèrement suspendue et sa joue mal rasée. Il était là, immobile. Et cela durait depuis un certain temps. Ras sortit inopinément de son demi-coma et débita son boniment. Il fut question de sa vie, de sa liberté, du salut et de l’incompréhension de son entourage, puis il raccrocha brutalement.
— Fuck, ajouta-t-il en sortant de la cabine. Ras se mit à crier à tue-tête.
— Eh! Ras, tu baisses d’un ton ou je te fous dehors, l’enjoignit le maître des lieux. Aussitôt dit, aussitôt fait. Son obéissance me surprit.
En titubant, l’homme aux cheveux blonds, de taille moyenne, aux yeux étrangement bleus, avec de beaux traits, retourna à sa table. Quinze minutes plus tard, il s’endormit. Quand je quittai les lieux, le phénomène ronflait d’un sommeil agité.
Le lundi suivant, j’étais au poste quand, au beau milieu de l’avant-midi, arriva Ras. Son allure était toujours au beau fixe. II portait les mêmes vêtements et avait sans doute déjà bu. Ses yeux étaient bouffis et son haleine repoussante.
— Bonjour monsieur !
— C’est qui toi ? me répondit-il sèchement.
— Le remplaçant à René.
— T’as un nom ?
— Appelez-moi Raz avec un Z, dis-je.
— Comment Raz avec un Z ? C’est pas un nom ça !
— Raz pour Razoumikhine, vous le connaissez ?
— Oui, euh…
— C’est le grand ami de Raskolnikov dans Crime et Châtiment. J’ai lu Dostoïevski. J’ai lu Le Joueur, L’Idiot, Les Possédés, Les Frères Karamazov ; oui, j’ai lu tout Dostoïevski. En passant, quand je vais à Montréal, je rends visite à mon ami, Réal Bernard, à la Maison du Père, un lieu pour les sans-abri. Vous connaissez, je crois?
Je le regardai dans les yeux. Son visage se vida de son sang. Il fut incapable de répondre. À ce moment-là, je crus reconnaître en lui Raskolnikov au plus profond de sa déchéance. Le désespoir ravageait son visage. Je n’eus pas le courage de poursuivre …
« Une bière, monsieur Lalancette ? »
Notice
Jacques Girard est écrivain, journaliste, enseignant… Il est de plus un efficace animateur culturel : on ne saurait évaluer le nombre de fidèles qu’il a intronisés à la littérature québécoise et universelle. Ses écrits réflètent un humanisme lucide. De la misère, il en décrit. Aucun misérabilisme, toutefois. Il porte un profond respect à ces personnages bafoués par la vie qui hantent les tavernes et bars semi-clandestins de sa ville. Il les connaît bien, et il ne se distancie pas d’eux. Il a conscience d’appartenir à la même espèce, pour paraphraser Lawrence Durrell. Nous considérons Des nouvelles du Lac son chef d’œuvre. Mais il nous a aussi donné, entre autres : Fragments de vie, Les Portiers de la nuit (d’où est tirée la présente nouvelle) et Des hot-dogs aux fruits de mer.