Une chambre d'un hôtel borgne de Rome. Deux femmes, un homme, de la drogue et du sexe (tarifé) à gogo. Oui, on s'amuse bien, dans cette chambre, jusqu'à ce qu'une des deux prostituées commence à montrer des signes inquiétants. Apparemment, elle a forcé sur la poudre et fait une overdose bien embarrassante pour son hôte et client...
Un client qui ne peut en effet se permettre de se retrouver embarqué dans une affaire de ce genre : Pericle Malgradi est député, représentant en vue de la droite catholique dont le slogan est "Relève-toi, Rome" et son image ne colle pas trop avec ces scènes de débauche, auxquelles il s'adonne pourtant bien régulièrement... Dos au mur, il demande de l'aide à l'autre femme présente, Sabrina.
Pendant que le député se fait la malle, le plus discrètement possible, la jeune femme, connu dans le monde des escorts sous le nom de Lara, appelle un de ses amis, Spadino (c'est un surnom), pour qu'il vienne faire disparaître le cadavre de sa défunte collègue, qui a succombé. Ni Malgradi, ni Sabrina n'imaginent quel engrenage ils ont mis en branle.
Spadino est plus un voyou qu'un mafieux. Il est tout au bas de l'échelle du clan de la Romanina, celui de la famille Anacleti, et, lorsqu'il apprend ce qui s'est passé dans cette chambre, il se dit qu'il a peut-être là l'occasion de voler de ses propres ailes, avec une idée vieille comme le monde : faire chanter le député Malgradi. Reconnaissez que c'est tentant, et simplissime, en plus...
Oui, mais voilà, Malgradi, c'est chasse gardée. Spadino l'ignore, on va vite se charger de lui rappeler. En l'occurrence, un certain Numéro Huit (rapport à sa tête ronde et chauve qui rappelle une boule de billard). Lui, il est le neveu du parrain du clan d'Ostie, la famille Adami-Sale, une des plus anciennes et respectées familles de la pègre romaine.
L'étincelle a mis le feu aux poudres (la poudre noire, celle qui fait boum, pas la blanche), la vendetta est lancé et risque de prendre rapidement de l'ampleur. Une situation assez courante à Rome, comme dans le reste de l'Italie où la Mafia, quelle qu'elle soit, étant ses tentacules. Mais une situation qui ne fait pas du tout plaisir à un homme...
Nul ne connaît plus son vrai nom, mais son surnom, Samouraï, suffit à faire passer un frisson le long de l'échine des plus endurcis. L'homme a commencé en militant dans des mouvements fascistes, lors des années de plomb, mais il a ensuite bifurqué vers le grand banditisme, domaine dans lequel il a écrit et savamment entretenu sa légende, comme l'image qui colle avec son surnom...
Samouraï n'appartient à aucune famille, mais les familles le respectent, et le craignent certainement aussi. Pour vous donner une idée de l'aura de Samouraï dans les milieux mafieux, il est en passe de réussir un coup énorme. Un projet immobilier monstrueux (dans tous les sens du terme) auquel sont associées les familles romaines, mais aussi siciliennes, napolitaines et calabraises...
Un projet qui permettra de blanchir des sommes colossales, mais aussi de les faire fructifier. Une manne immense, et peu importe les conséquences écologiques, par exemple. Pour en arriver là, on a beaucoup investi. Comprenez : on a arrosé copieusement tout ceux qui peuvent aider, dans le monde politique (tiens, Malgradi, encore lui), mais aussi au sein de l'église (l'interlope évêque Tempesta).
Jamais on n'a été aussi proche d'aboutir et la guéguerre instaurée par Spadino et Numéro Huit pourrait venir compromettre tout cela. Voilà pourquoi Samouraï en personne va essayer de ramener tout le monde à la raison. A sa façon. Ferme, mais diplomate. Mais surtout ferme. Et même un peu plus, si on persiste à n'en faire qu'à sa tête...
Face à cette flambée de violence, les autorités sont sur les dents. En particulier un officier du ROS, l'unité des carabiniers en charge des affaires liées à la mafia. Il s'appelle Marco Malatesta et, dans une autre vie, bien des années auparavant, il a connu Samouraï. Il a été fasciné par lui, puis terriblement déçu. Vingt ans ont passé et la rancoeur ne s'est jamais calmée.
"Suburra" est un roman très riche qui propose une impressionnante galerie de personnages (avis aux lecteurs qui trouvent que vraiment-non-les-livres-quand-il-y-a-trop-de-personnages-non-vraiment-c'est-pas-possible...) et plusieurs fils narratifs qui viennent interagir les uns avec les autres d'un bout à l'autre du roman.
Dans cette mise en bouche, il y en a déjà quelques-uns, qui eux-mêmes auront des ramifications, des suites, des conséquences. Mais, l'axe central, c'est évidemment la classique lutte à distance entre l'ange et le démon, entre le flic et le voyou, entre Malatesta et Samouraï... Deux personnages très différents, selon une technique romanesque assez classique.
Samouraï, c'est la glace, l'homme que rien ne semble surprendre, atteindre, toucher. Pétri de culture japonaise et conservant de son passé fasciste une réelle base idéologique, il dégage une aura très particulière, fascinante pour les uns, terriblement effrayante pour les autres. Et, si on se met en travers de son chemin, il n'aura aucun scrupule à éliminer radicalement l'obstacle.
Malatesta, c'est le feu. Un caractère indomptable, une tête brûlée, est-il même dit à côté de son nom, dans la liste des personnages qui ouvre le livre. Lieutenant-colonel des carabiniers, il est considéré autant comme un remarquable flic que comme un électron libre totalement ingérable. Son intégrité est inattaquable, ce qui lui vaut bien des ennemis, y compris dans le corps auquel il appartient.
Oui, d'une certaine manière, ces deux-là sont diamétralement opposés et pourtant, incroyablement proches. Juste séparés par cette fameuse ligne frontière entre le bien et le mal, la légalité et l'illégalité, la force et le côté obscur... Malatesta est d'ailleurs toujours à la limite, un peu un flic à la Belmondo des années 70, flic qui ne rechigne pas à recourir aux méthodes de voyou.
Dans cette atmosphère de corruption, de personnages cocaïnés jusqu'à la moelle des os, de violence irrationnelle, d'argent coulant à flot, de pouvoir, réel ou imaginaire, qu'on gagne ou qu'on perd en un clin d'oeil, dans ce décor sombre, glauque et gangrené de partout, Malatesta et Samouraï font figure de purs, inaccessible à ces faiblesses bien humaines.
Oh, n'enjolivons pas, tout de même. Samouraï reste un tueur sans scrupule, mais il est difficile de savoir ce qu'il recherche exactement, quel but il a fixé pour sa quête. Son grand oeuvre, s'il voyait le jour, pourrait lui permettre de passer certainement à autre chose et de se laver les mains de ce que feront ensuite ses turbulents et susceptibles associés.
Oui, Samouraï est un personnage qui fait froid dans le dos, mais qui ne dévie jamais de la ligne qu'il a décidée de suivre. Impitoyable, bien plus intelligent et froid que la plupart de ces jeunes mafieux qui se croient dans des clips de gangsta-rap et affichent leur hypothétique pouvoir et leur fragile autorité de toutes les manières possibles.
Malatesta, lui, est un personnage en clair-obscur, ange et démon, rongé par quelque chose qui remonte à loin, une rébellion jamais menée à terme contre son père, dont on ne sait pas grand-chose, si ce n'est qu'il était communiste et que Marco s'en est éloigné dès qu'il l'a pu. En choisissant les mouvements fascisants puis la police, c'est un bras d'honneur qu'il a lancé à son père...
Ah, vous allez me dire : mais, c'est un facho, Malatesta ? Non, il a cherché sa voie et elle est passé par le fascisme, par la figure charismatique de Samouraï qui a failli l'enrôler. Mais, Malatesta est avant tout un idéaliste, quelqu'un qui, certainement, sera un toute sa vie insatisfait, cherchant à améliorer des situations qui ne cessent de se dégrader.
C'est un chevalier blanc, Malatesta, qui fera tout ce qui lui semble juste pour faire ce qu'il pense être le mieux, à défaut d'être le bien. Un garçon qui, pour cela, fera des erreurs (et il en commet d'ailleurs un certain nombre au cours du roman) parce qu'il fonce tête baissée, parce qu'il a cette détermination qui parfois, donne l'impression qu'il n'a rien à perdre, pas même la vie.
On a un face-à-face entre deux solitaires. L'un, Samouraï, a choisi cette voix et s'en accommode, à sa façon, mais Malatesta, lui, n'est pas fait pour être seul. Simplement, il est tout feu, tout flamme au point que celui qui s'en approche trop risque de se brûler les ailes, tel Icare. Condamné à l'insatisfaction, Malatesta l'est sans doute aussi à vivre de brèves passions et de longues plage de solitude...
J'insiste beaucoup dans ce billet sur ces deux personnages au milieu de la foule qui prend part à l'histoire de ce livre. Ils en sont, à mes yeux, les deux pures créations fictionnelles. Autour d'eux, ce sont des personnages plus proches de la réalité telle que De Cataldo et Bonini ont pu l'observer que l'on découvre. Et cette réalité n'est pas très belle, ne sent pas très bon.
Les deux auteurs ont choisi d'intituler leur roman "Suburra", j'y vois deux raisons. Un clin d'oeil au "Gommora", de Roberto Saviano, centré sur Naples. Et puis, plus prosaïquement, parce que Subure, dans la Rome antique, était un quartier populaire à la réputation terriblement sulfureuse. Le quartier des tavernes et des lupanars, le quartier de la pègre...
"Suburra" ne se déroule pas dans le centre historique de Rome, mais plutôt dans sa périphérie. On évoque souvent au cours du livre le quartier de l'EUR, construit à l'initiative de Mussolini, ainsi que d'Ostie, cette ville située à une trentaine de kilomètres de Rome, à l'embouchure du Tibre, là où, dans l'Antiquité se trouvait le port de Rome.
L'EUR, devenu un quartier d'affaires, cristallise les maux de la Rome contemporaine, de l'Italie toute entière, et bien au-delà. La corruption, sans mauvais jeu de mot, y est monnaie courante et les familles mafieuses y ont leurs entrées, en particulier depuis l'ère Berlusconi, en s'appuyant sur la vieille droite chrétienne et le néo-fascisme (ce qui ne veut pas dire que la gauche soit épargnée).
La violence est omniprésente et absolument effarante. En fait, c'est la panacée, la solution à tous les problèmes, du moins, aux yeux de ces mafieux modernes qui se pensent invincibles (l'excès de cocaïne n'y est sans doute pas pour rien) et intouchables (mot très important dans "Suburra", vous le verrez). Quelqu'un pose problème ? On s'en débarrasse, et peu importent la méthode et la discrétion, et l'affaire est réglée...
Oui, "Suburra" est un livre extrêmement violent, la copieuse distribution qu'on trouve en début d'ouvrage est sérieusement élaguée à la fin. Et, si l'on pense que ce n'est qu'un effet romanesque, je pense sincèrement qu'on se trompe. Les deux auteurs sont suffisamment au fait de ce qui se passe à Rome pour ne pas trop forcer le trait. La capitale italienne est une ville dangereuse et cela pourrait encore être pire...
J'ai patienté avant de lire "Suburra", car j'attendais d'avoir en main un autre livre, qui fera l'objet de notre prochain billet : il s'agit d' "Extra-pure", du déjà cité Roberto Saviano, qui y décortique (et pas seulement à Naples, Rome ou dans la péninsule italienne, mais dans le monde entier) le trafic de cocaïne et l'effarant système économique qu'il induit.
Je souhaitais lire ces deux livres successivement, parce que je pensais qu'ils feraient écho l'un à l'autre. Je n'imaginais pas à quel point et ce que Saviano raconte vient brutalement éclairer le travail de De Cataldo et Bonini qui, malgré le filtre de la fiction qu'ils ont placé, nous proposent avec "Suburra" un roman noir terriblement réaliste et inquiétant.
Les deux auteurs réussissent là une passionnante fresque, où l'arrière-plan comme les histoires a priori les moins importantes viennent nourrir l'intrigue central, mais aussi la description très clinique, pleine d'inquiétude et sans doute de pessimisme de la situation à Rome. "Romanzo criminale" s'inscrivait dans le cadre des années de plomb, "Suburra" est son décalque à la fin de l'ère Berlusconi.
Où va Rome désormais ? Dans quel sombre engrenage est-elle, malgré elle ou à cause d'elle, engagée désormais ? Le dénouement du roman laisse planer le doute : les changements qui sont intervenus après la chute d'Il Cavaliere sont sans doute des trompe-l'oeil. Et l'influence des familles mafieuses continue certainement de s'étendre, corrompant ou éliminant chaque rouage comme on y verserait de l'huile...
Je ne sais pas si Malatesta reviendra, sous la plume de De Cataldo et Bonini. Si ses créateurs prolongeront son existence de fiction (oui, c'est un peu de lobbying, j'y serais assez favorable). Mais, il aura certainement encore beaucoup à faire dans cette ville à la riche histoire, dans des actions qui auront probablement l'allure d'un mythe sisyphéen.