C'est le narrateur de notre roman du jour qui cite cette phrase. Un roman particulier, car on pourrait s'attendre, eu égard à la bibliographie de l'auteur et au sujet, à lire une uchronie, mais c'est bel et bien un roman historique que l'on a en main, véritable hommage au cinéma fantastique et d'horreur des années 1930-40, véritable âge d'or de ces genres. Mais aussi, un roman satirique et une réflexion plus profonde, qui explique un côté assez sombre, sur la guerre, les armes de destruction massive et la folie destructrice dont l'homme est capable de faire preuve. "Hiroshima n'aura pas lieu", de James Morrow, publié au Diable Vauvert, est un roman drôle, féroce mais également assez pessimiste, je trouve, où l'on se dit que le genre humain a décidément bien du mal à retenir les leçons... Et c'est aussi un roman très habile dans sa construction, qui explique comment on fait naître un mythe moderne...
Dans une chambre d'un hôtel de Baltimore, se tient une convention destinée aux fans de films de monstre. Nous sommes en 1984 et les organisateurs ont choisi de récompenser un homme qui fut une des stars du genre, avant de sombrer dans l'oubli : Syms Thorley. Celui-ci a accepté de recevoir un trophée, mais ensuite, il se suicidera.
Cependant, avant d'en finir avec l'existence, Syms, de son vrai nom Isaac Margolis, a décidé de raconter sa vie. Il va passer sa dernière vie à écrire ses mémoires, qui se concentreront sur un épisode particulier de sa carrière, un rôle qui aurait dû en faire un héros immortel de l'Amérique et qui n'a non seulement pas eu les effets escomptés, mais l'a laissé avec une culpabilité monstre sur le coeur.
Au printemps 1945, l'Allemagne nazie, cernée de toutes parts, finit par baisser pavillon et s'effondre. Mais la guerre n'est pas terminée pour autant : dans le Pacifique, le Japon impérial reste un rude adversaire qui donne du fil à retordre aux troupes américaines. Pour les responsables politiques et militaires, il est temps de mettre un terme aux hostilités, y compris de façon radicale.
A Los Alamos, le projet Manhattan prend forme, mais il ne va pas assez vite, alors un autre projet voit le jour. Ultra-secret, comme il se doit. Allez savoir comment ce genre de truc germe un jour dans la tête d'un général, mais l'idée est de mettre au service de l'effort de guerre un des fleurons de la culture américaine : le film de monstres.
A l'époque, c'est l'un des genres les plus rentables : tournés à la chaîne avec une économie de moyens certaine et remplissant les salles de spectateurs en quête d'évasion dans ces périodes difficiles, les films de monstre sont une manne pour les studios. Et les acteurs qui les incarnent, qu'on parle de momies, de vampires, de loups garous, ou de toute autre créature fantastique, sont des stars absolues.
Parmi eux, Syms Thorley est l'un des plus connus. Ses rôles de momie, dans la série Kah-Ton-Ra, de monstre à la Frankenstein, dans la série Corpuscula, ou encore de créature saurienne, dans Grograntis, en ont fait une figure incontournable du Hollywood des séries B. Ces stars qui ne concourront jamais pour les Oscars mais auront toujours une immense et durable popularité.
Alors qu'il tourne le énième épisode de Corpuscula, sur un scénario écrit par sa compagne, Darlene Wasserman, Syms reçoit une visite qui va bouleverser son existence. La Navy le somme de tout laisser en plan et le recrute pour le rôle de sa vie. Comme pas mal d'autres acteurs, l'idée de participer à la guerre à sa façon ne déplaît pas à Syms, qui n'a de toute façon pas trop le choix.
Mais pourquoi lui ? Eh bien, parce qu'il est certainement le plus apte pour jouer le rôle imaginé par les militaires pour mettre fin à la guerre du Pacifique. Enfin, le deuxième plus apte après Boris Karloff, mais passons. Et ce que ces officiers attendent de Thorley, c'est de tenir le premier rôle du projet Knickerbocker.
En quoi cela consiste-t-il ? La Navy possède une arme absolue, capable de détruire le Japon aussi sûrement et plus proprement que la bombe atomique. Il s'agit de monstres manipulés génétiquement pour devenir des armes. D'immenses lézards qui, si on les lâche, détruiront tout sur leur passage... Seulement, il n'est pas certain qu'on puisse les contrôler...
Alors, les responsables de ce projet ont eu une autre idée, pour mettre la pression sur l'Empereur Hirohito et son Etat-major. Une idée que Syms Throley portera sur ses épaules. De sa capacité à être crédible dépend peut-être non seulement la fin de la IIe Guerre Mondiale, mais surtout, il s'agirait d'une fin sans effusion de sang supplémentaire...
Allez, je n'en dis pas plus, à vous de découvrir la suite de cette histoire, que Thorley lui-même nous raconte 40 ans après les faits, alors qu'il n'a plus qu'un moment à vivre, puisqu'il a décidé de se suicider. Ce secret qui le mine depuis tout ce temps, il va enfin le livrer sur le papier et peu lui chaut un scandale posthume, il doit raconter ce qu'il considère comme une honte.
D'abord, plongeons dans ces mémoires. James Morrow nous propose-là un formidable hommage au film d'horreur et à son âge d'or. Si Syms Thormey, Darlene Wasserman ou encore, l'ennemi juré de Syms, Siegfried Dagover, sont des personnages inventés, en revanche, gravitent autour d'eux un certain nombre de figures hollywoodiennes de l'époque.
Pas celles qui viennent spontanément à l'esprit, mais ceux qui ont fait tourner cette industrie magique des films de monstres, comme le réalisateur William Beaudine, dont la filmographie officielle ne compte pas moins de 350 titres (!!) ou encore Willis O'Brien, spécialiste des effets spéicaux (on lui doit ceux de "King Kong"), mentor du mythique Ray Harryhausen et oscarisé après la guerre.
A travers cette galerie de personnages, James Morrow nous raconte cette époque bénie, qui compte encore de nombreux fans de nos jours, faite de bric et de broc, avec des scénarios tenant souvent sur des timbres postes (et pas forcément recto verso), des décors et des costumes en carton-pâte et papier crépon et des budgets rikikis, qu'il ne fallait surtout pas dépassé.
Dans son récit, Syms Thorley raconte ces conditions de tournage minimalistes, mais sans doute très amusantes vues de l'intérieur. Pas vraiment de l'art, mais du spectacle, c'est certain. Avec une vraie demande et des cadences infernales. Sans oublier les rivalités, entre studios, mais aussi entre acteurs, comme on le voit entre Thorley et Dagover, qui ne s'adressent même pas la parole entre les prises.
Face à son quotidien, le projet Knickerbocker offre une tribune extraordinaire à l'acteur, car le budget n'a rien à voir avec ses productions habituelles. Le paradoxe, c'est que ce rôle si spécial, le rôle de sa vie, ne sera vu que par un public très restreint... Et qu'il ne pourra pas s'en vanter, puisque les clauses de son contrat avec la Navy, lui impose un secret absolu...
Vous imaginez bien qu'un acteur vedette, le secret absolu, il ne connaît pas. C'est évidemment un des ressorts comiques de ce roman qui, dans sa première partie, et malgré les idées suicidaires du narrateur, se révèle très drôle. Il faut dire que la rigueur professionnelle de Thorley est sans commune mesure avec celle de son nouvel employeur, la Navy.
Et puis, le roman bascule. On s'attend, comme je l'ai dit en préambule, à tomber dans l'uchronie, et pourtant, ce n'est pas le cas. Pourquoi ? Sans doute parce que l'uchronie est un genre qui emmène rarement le lecteur vers un monde meilleur. Or, ici, si l'on suit le titre français du roman, on épargne au monde une de ses pires catastrophes. Un de ses pires crimes de guerre.
Syms Thorley nous écrit en 1984. J'ai dû mal à croire que cette date ait été choisie tout à fait au hasard. L'acteur, dont la carrière a périclité depuis longtemps, en même temps que les films de monstres, remplacés sous la Guerre Froide par la science-fiction et la mode des extraterrestres, est âgé, mais pourrait encore vivre un moment.
1984, on pense forcément à Orwell, et, d'une certaine manière, l'échec du projet Knickerbocker a un fort côté orwellien. Mais, plus prosaïquement, 1984, c'est le coeur de la présidence Reagan, lui-même ancien acteur de séries B, au coeur de projets aussi fous que la bombe à neutrons ou le projet de bouclier balistique, surnommé "Guerre des Etoiles".
On a l'impression que Ronald Reagan essaye d'asseoir ses mandats sur une relance de la Guerre Froide, où la dissuasion prend de sérieuses allures de menace envers l'autre bloc... Pas difficile d'imaginer le choc ressenti par Thorley, toujours pas remis de ce qu'il a vécu près de quarante ans plus tôt et qui voit se réveiller les démons qui le tourmentent depuis.
"Hiroshima n'aura pas lieu" est non seulement un formidable plaidoyer contre la guerre, quelle qu'elle soit, mais aussi contre les armements conventionnelles, les fameuses AMD, armes de destruction massives, terme qu'on trouve dans le livre, un peu anachronique par rapport au récit, mais qui nous parle, à nous, lecteurs du XXIe siècle, qui savons qu'on peut faire bien du mal avec ou sans elle...
D'Hiroshima et Nagasaki aux guerres d'Irak, en passant par les politiques de dissuasion pendant la guerre froide, à chaque fois, les armes sales ont été au coeur du débat. Morrow n'oublie pas que l'acronyme qui va bien, c'est NBC : Nucléaire, Bactériologique et Chimique. Derrière le projet Knickerbocker, il y a aussi des expériences de savants fous, bidouillant de paisibles lézards pour en faire des machines à tuer.
Bien sûr, il y a un côté grand-guignolesque dans cette démarche, qui peut sembler assez ridicule, par rapport à la maîtrise des virus, par exemple. Mais, évidemment, il faut replacer tout cela dans le contexte du roman, et de sa dimension satirique. Et également dans le contexte culturel, puisque Morrow joue et s'amuse avec le personnage de Godzilla.
Difficile d'évoquer cet aspect purement culturel, car il nous emmènerait un peu loin dans l'histoire. Pourtant, je ne peux pas l'éluder, car je pense, mais je m'avance peut-être, que le romancier ajoute à l'arsenal militaire déjà évoqué dans ce billet une autre dimension qui, depuis, a largement fait ses preuves, au Japon comme en Europe : l'industrie du divertissement comme politique impérialiste.
Encore une fois, dans ce billet, il aura beaucoup été question de monstres. Et d'hommes déguisés en monstres. Et d'hommes qui n'ont pas besoin de se déguiser pour en être... "Hiroshima n'aura pas lieu" est une fable féroce et sombre qui n'oublie jamais d'être drôle, jusque dans sa pirouette finale. La dernière blague d'un clown qui fut longtemps un auguste avant d'endosser le costume de clown blanc.
Une impression qu'on retrouve jusque dans le titre original du livre : "Shambling towards Hiroshima". Je suis allé voir ce que signifiait le mot "shamble", et j'ai trouvé deux sens : d'abord, le désastre, lorsqu'on utilise le mot comme nom commun, et puis le fait de marcher en traînant des pieds, lorsqu'on utilise la forme verbale.
Alors, oui, on va vers le désastre, dans ce livre. En traînant des pieds, comme ces créatures bizarres que l'on voit dans ces films de monstres. Ces acteurs bardés d'un costume inconfortable qui se déplacent tant bien que mal. Le leitmotiv de Syms, c'est "s'entraîner, s'entraîner, s'entraîner", pour être le plus naturel possible... Et, c'est de cette démarche là qu'il ira au(x) désastre(s)...