Grossir le ciel

Par Marie-Claude Rioux
Gus vit sur son bout de terre, dans la partie la plus haute des Doges, un bled isolé dans les Cévennes. Depuis plus de cinquante ans qu'il vit là, entouré de ses bêtes et de son chien Mars.Gus est un solitaire, un pur et dur, de ceux qui parlent «plus volontiers aux animaux qu'aux hommes». Sauvage, comme le paysage qui l'entoure. Son seul voisin à des milles à la ronde, c'est Abel. Un solitaire lui aussi, de vingt ans l'aîné de Gus

Lorsque les parents de Gus étaient encore de ce monde, ils ne voisinaient pas Abel et sa famille. Une haine sans fond échauffaient les esprits. Pourquoi? Patience... Devenu orphelin, Gus n'a plus de raison de ne pas se rapprocher d'Abel. Entre voisins, on peut se filer un coup de main. D'autant plus qu'il n'y a personne d'autre dans le coin. Une amitié vieille de vingt ans les lie, empreinte de froideur et de méfiance.Le quotidien est âpre et morne aux Doges. Depuis le temps, Gus et Abel s'en sont accommodés. Ils enfilent les jours, hier ressemblant à demain. Entre la traite des vaches, le bûchage de bois et la réparation des clôtures, ils sifflent une bouteille de vin à l'occasion.Il faut croire que, tant qu'on a pas goûté à mieux que ce qu'on a sous la main, on se trouve des raisons d'apprécier sa pitance, peut-être même de ne pas du tout en chercher d'autre. Sûrement un des secret du contentement, sans pour autant envisager le bonheur, car ce genre de sentiment n'avait manifestement jamais mis les pieds aux Doges. Lorsque l'abbé Pierre se retrouve entre quatre planches, Gus est ébranlé à un point qu'il n'aurait pu imaginer.L'abbé Pierre vient de mourir. Gus ne saurait dire pourquoi la nouvelle le remue de la sorte. Il ne l'avait pourtant jamais connu, cet homme-là, catholique de surcroît, alors que Gus est protestant. Mais sans savoir pourquoi, c'était un peu comme si l'abbé faisait partie de sa famille, et elle n'est pas bien grande, la famille de Gus. En fait, il n'en a plus vraiment, à part Abel et Mars. Mais qui aurait pu raisonnablement affirmer qu'un voisin et un chien représentaient une vraie famille? Juste mieux que rien.Avec l'abbé Pierre à l'esprit, Gus part chasser. C'est à ce moment qu'il entend des cris et des coups de feu venant de la ferme d'Abel. Ce drame va en entraîner un autre, bouleversant l'ordre du quotidien. Le destin de Gus est en train de basculer. Tout est prêt à imploser. Y compris un grand secret. La nature se fait menaçante. Le comportement d'Abel devient de plus en plus étrange. Les «suceurs de Bible» se font harcelants. Et tout ce sang sur la neige…
Et moi qui pensais que le nature writing et les romans de taiseux perdus dans des coins paumés étaient l'apanage des romanciers américains. Punaise! Je viens d'en prendre pour mon rhume.Ce n'est pas un secret, je lis peu de romans français. Mais avec des romans de la trempe de Grossir le ciel, ça risque fort de changer. Voilà un roman rural corsé comme je les aime. D'une noirceur insondable, haletant, tragique. Et cette tension qui ne cesse de monte à chaque détour de page..

Avec une impressionnante économie de mots, Frank Bouysse fait évoluer ses personnages, les propulsant dans une zone que rien ne laisse présager. Comme quoi, il ne faut jamais se fier aux apparences. Il n'y a qu'à voir comment Gus regarde son chien pour comprendre toute la tendresse et la sensibilité qui l'habitent. Je repense à certaines scènes et j'ai le coeur qui se ratatine comme une pomme au four... 

La rudesse du monde mise en scène pas Franck Bouysse et la justesse de son regard me laissent pantoise. Chaque mot est pesé, choisi. Pas un de trop. Les images s'incrustent, les métaphores marquent.

Il est fort, très fort ce Franck Bouysse. Et moi, j'en redemande.

Grossir le ciel, Franck Bouysse, Livre de poche, 240 pages, 2016.