Attaquons-nous à un gros morceau, attaquons-nous à ce qui cristallise bien souvent notre attachement pour un livre, et ce qui nous invite, ou non, à l'acheter.
Y a pas grand-chose qui me désole davantage qu'une couverture ratée. Je ne vous parle pas d'une couverture que je trouverais " pas jolie ", non, qu'importent mes goûts personnels. Je vous parle d'une couverture à côté de la plaque. Une couverture qui n'a rien compris, et qu'on ne comprend pas.
Qu'est-ce qu'une couverture ratée ?Pour répondre à cette bien intrigante question, il va falloir s'atteler à son pendant, évidemment : qu'est-ce qu'une couverture réussie ? Là, c'est assez fastoche : une couverture doit fournir la réponse à une seule question sur le livre. UNE SEULE.
" Qu'est-ce que t'es, toi ? ".Pour répondre à cette question, une couverture a des myriades de possibilités. Les plus classiques, dont on fait rarement abstraction (jusqu'à dans certaines collections, s'en contenter), sont :
(Nb : je vous invite à jeter un œil à la section commentaires pour voir ce qu'il y aurait à dire sur ce type de couvertures.)
C'est déjà un bon début. Mais bon. Le titre peut n'être que moyennement révélateur, et l'auteur, inconnu de l'acheteur. Dans de nombreuses collections, on optera donc pour un " visuel de couverture " qui nous renseignera sur... l e genre de l'ouvrage. (À noter que l'absence de visuel renseigne également sur le genre.)
Le visuel peut être une photographie, une création graphique, une illustration, etc. Et ce, quel que soit le genre (policier, essai, romance...) et le public (jeunesse, adulte).
Le visuel, vous l'avez deviné, c'est ça qui m'intéresse aujourd'hui. Parce que c'est là qu'on peut se planter.
Bien sûr, l'auteur et l'éditeur peuvent trébucher sur le choix du titre, mais ça, ça vient avant. L'éditeur peut difficilement se rater au niveau du titre au moment de composer la couverture, à part à le mettre en police 6,5 dans le coin inférieur gauche (c'est-à-dire, pour ceux que ça intéresse, le coin le moins regardé par nos yeux occidentaux qui effectuent spontanément une diagonale gauche-droite).
Une composition de couverture classique (parmi d'autres) est : auteur & titre en haut à gauche, visuel au milieu, éditeur en bas à droite. Dans ce type de compo, on choisit avec soin l'élément visuel central sur lequel le regard va accrocher : ci-dessous, le rouleau de peinture dans Le Livre Blanc, la tête du personnage dans Libre, et le mégaphone de la révolte pour Dans le désordre (si vous cliquez, vous atterrissez sur ma chronique).
En vrai, c'est un peu plus compliqué : notre œil ne fait pas exactement une diagonale, il regarde d'abord le centre de l'image (enfin, la ligne des 2/3 supérieure, où se trouveraient les yeux d'un portrait), puis effectue une diagonale gauche droite en partant du coin supérieur gauche. Notre regard suit aussi les lignes de composition de l'image (qui peuvent être différentes de cette diagonale), il se laisse guider. Donc, c'est plus subtil (et très intéressant), mais ce n'est pas le sujet, et je ferme la parenthèse.
Revenons à nos visuels de couv'.Pour nous renseigner sur le " genre " du livre, le visuel doit être en adéquation avec la culture de ce genre. Une couverture de SF répondra à d'autres codes qu'une couverture d'essai politique ;
de même, une couverture de roman fantastique a d'autres codes qu'une de thriller et, pour entrer dans des démarcations plus fines, une couverture de roman fantastique pour la jeunesse répondra à d'autres codes que le même genre pour les adultes. On sait tout cela instinctivement. Dans la majorité des cas, on pourrait même retirer les titres des couv, on saurait quand même de quel genre de livre il s'agit.
Ça veut dire que la couverture fait bien son taff.
Ça ne signifie pas encore qu'elle est " réussie ". Car pour être un succès, le visuel de couverture doit non seulement renseigner le lecteur sur le genre de l'ouvrage, mais aussi rencontrer son public (c'est-à dire plaire au lectorat visé, le toucher).
C'est d'autant plus important pour un public aussi exigeant à cet égard que le public jeunesse, qui s'attache énormément aux visuels de couverture et choisit beaucoup en fonction d'eux.
Mais... plaire au public ?! Il y aura toujours des mécontents...
C'est vrai, mais puisqu'on cherche à toucher un public précis, et pas l'ensemble des gens qui vont entrer dans la librairie, en définissant bien ce public, on peut plaire à tout le monde.
Par exemple, ces deux titres :
évoquent sensiblement les mêmes thèmes et sont écrits pour un public que l'on peut définir peu ou prou de la même façon : ado, à partir de 14-15 ans, plutôt féminin, sensible aux thématiques des réseaux sociaux et du harcèlement.
Pour autant, ils n'attireront pas les mêmes lecteurs, car leurs visuels de couverture évoquent des univers, des styles d'auteur, et des traitements des thèmes diamétralement opposés.
Et les lecteurs répondant à la définition faite plus haut (ado, à partir de 14-15 ans, plutôt féminin, sensible aux thématiques des réseaux sociaux et du harcèlement) savent très bien, grâce au visuel, lequel des deux livres leur correspond. C'est parce que l'éditeur, aidé de l'auteur (parfois) et de son directeur artistique (souvent), a bien défini son public. Il l'a bien ciblé.
Un visuel de couverture est réussi quand :D'ailleurs, quand une couverture est efficace dans son genre et son sujet, qu'elle rencontre bien son public, on recroisera d'étranges clones...
Mais du coup, un visuel de couverture est raté quand :- il engendre de la confusion sur le genre de l'ouvrage ;
- il ne trouve pas son public ;
- il déplait (globalement) au public qu'il vise.
Composer une couverture, c'est un art. Bien que des professionnels s'en chargent, parfois, forcément (et malheureusement), on tombe à côté.
C'est souvent dû à un problème au niveau de la définition du public. Savoir à qui on s'adresse est primordial. Je vais prendre un exemple récent qui m'a fait mourir de rire, mais en a fait pleurer beaucoup d'autres : la réédition 2016, par la maison Rageot (sans rancune, j'ai grandi avec la collection Cascade de cet éditeur, et je l'aime), de la série Ellana, de Pierre Bottero (auteur génial, ami, va lire, tu me remercieras).
Pour contextualiser : Ellana est une trilogie s'inscrivant dans un univers assez vaste (dans lequel se déroule, entre autre, la célèbre Quête d'Ewilan) d' aventure fantasy jeunesse. C'est destiné à un public adolescent à partir de 11-12 ans. Ci-dessous, les deux premières éditions (chez Rageot puis chez Le Livre de Poche).
Voyez-vous le(s) problème(s) ?
- La couverture engendre une confusion sur le genre de l'ouvrage.
- Le visuel ne trouve pas son public. Le livre n'est pas encore sorti, et j'espère qu'il trouvera un nouveau public, un nouveau souffle, sous ses étonnants nouveaux atours. Mais étant donné la confusion qu'il crée sur le genre, il risque d'attirer des lecteurs qui seront déçus par des promesses non tenues (dystopie à la Divergente, par exemple), et ne pas attirer ceux qui apprécieraient l'épopée colorée, la quête libertaire sur fond d'univers imaginaire riche qu'est Ellana.
- Il déplait (globalement) au public qu'il vise. C'est le critère le plus subtil à évaluer mais, vu les réactions des lecteurs de la saga (qui ne comprennent rien à cette réédition) (voir, notamment, ce post sur le Facebook du blog de Galleane), on peut dire que cela déplaît globalement au public visé.
Chose intéressante, l'éditeur Rageot a répondu aux réactions en s'expliquant ainsi :
" Merci pour vos marques d'attachement à cette série ! Changer les principes de couverture d'une trilogie culte n'est pas simple et fait rarement l'unanimité... [ndlr : euphémisme : ça ne fait jamais l'unanimité, l'éditeur a raison de le rappeler] Nous souhaitons nous adapter au lectorat d'aujourd'hui en adoptant ses codes visuels, quelque peu différents de ceux d'il y a 10 ans. "
Réponse juste mais qui semble dévoiler un raisonnement un tantinet à côté de la plaque : ce ne sont pas tant les codes visuels qui ont changé, mais les genres à succès. Il y a dix ans, le genre à succès, c'était le fantastique-fantasy (qui a ses propres codes). Aujourd'hui, c'est la dystopie. Les codes visuels n'ont pas glissé d'un genre à l'autre. Ils ont évolué, chacun dans leur genre. Ci-dessous, des couvertures fantasy d'aujourd'hui pour des romans du genre d' Ellana qui, parce qu'autant comparer ce qui est comparable, sont eux aussi, des rééditions :
La réédition d' Ellana est l'exemple ponctuel d'une couverture ratée : le visuel n'est pas adapté, ça arrive, bon, ok, très bien, arrêtons de bouder, et reprenons notre sérieux.
Je vais maintenant évoquer la tragédie de l'École des Loisirs.J'aime énormément les textes de cet éditeur, mais il a un gros problème de couvertures.
L'École des Loisirs est une maison dont la politique éditoriale est aux petits oignons. Elle s'est fait connaître par :
- (ses magnifiques albums, mais ce n'est pas le sujet ici) ;
- la qualité de son catalogue d'auteurs français ;
- sa démarche de recherche de beaux textes et son implication littéraire ;
- ses prescriptions scolaires et ses prescriptions de libraires : son succès d'estime ;
- ses couvertures blanches. Celles-ci :
Aujourd'hui, dans la même collection ( " Médium ", la collection pour ados), ça donne :
Le nouveau look de la collection est indéniablement modernisé, plus beau, mais il me désespère. Pourquoi ? Parce que j'ai pu observer de première main qu'il manque complètement son public.
Trois exemples :1. Le mien : je suis un bon exemple du public visé par l'École (j'aime son catalogue, j'aime le social, j'aime la jeunesse, je n'ai pas peur des sujets qui piquent, j'aime les auteurs français, etc.), et pourtant, ce livre :
... je suis complètement passée à côté, pendant des mois. Il a fallu en arriver à trois recommandations " coups de cœur " (blogueur/libraire/critique presse) pour que je comprenne que, hé, c'est un roman jeunesse pour toi, ça ! Parce que... je n'avais pas pigé qu'il s'agissait d'un roman jeunesse. À voir la couv', je pensais à du social à la Godard ou, à la limite, à un roman policier. Pour adultes. [Or c'est un roman jeunesse, social et dystopique. Et très bon, avec ça. Pour les curieux, allez lire ma chronique de La pyramide des besoins humains, ou encore le très chouette entretien que m'a accordée sa géniale auteure, Caroline Solé.]
2. Celui d'un représentant. Lors de ma 4e expérience de libraire, il y a quelques mois, en 2015, j'ai pu constater :
-non seulement que les visuels de couv' de la collection Médium, pour une majorité, faisaient plutôt reculer les ados ;
-mais aussi que les représentants eux-mêmes (nb : les représentants sont le lien entre l'éditeur et le libraire, ce sont eux qui viennent proposer, présenter, " vendre ", les nouvelles parutions aux libraires, qui à leur tour les mettent en rayons), que les représentants eux-mêmes donc, mettaient bien en avant les collections Mouche et Neuf de l'École des Loisirs (pour les plus jeunes), mais n'insistaient pas trop sur la collection Médium, avaient du mal à la vendre, l'assumer, jusqu'à avouer que :
Sans. Blague.
(Il est ici utile de préciser que cette expérience a eu lieu dans une Fnac, pas dans une petite librairie indépendante, où la donne serait différente.) (Mais, again, si un éditeur a du mal à se vendre en grande surface culturelle (= environ 25% des ventes de livres selon GFK), c'est quand même un problème !)
3. Celui de jeunes lecteurs. J'ai mené une expérience (très scientifique) auprès de sujets innocents et consentants, âgés de 14 à 25 ans : je leur ai montré plusieurs couvertures de la collection Médium de l'École des Loisirs, et leur ai posé 2 questions.
*L'instant nawak*
- D'après toi, de quoi ça parle ?
" Camille, 17 ans, couche avec son professeur de philosophie. Elle décide de partir avec lui à l'Île de Ré. "
- À qui ça s'adresse ? (Plutôt : Enfants / Adolescents / Adultes / Je ne sais pas)
" Adultes "
K., 23 ans
- D'après toi, de quoi ça parle ?
" C'est un truc d'horreur. Ou de drogue. C'est complètement chéper. "
- À qui ça s'adresse ? (Plutôt : Enfants / Adolescents / Adultes / Je ne sais pas)
" Adultes "
T., 19 ans
- D'après toi, de quoi ça parle ?
" Ça me fait penser à de la vieille science-fiction. Ou alors... y a un petit côté Elephant Man, aussi, je sais pas trop. Ou la famille Adams. Mais sans l'humour. "
- À qui ça s'adresse ? (Plutôt : Enfants / Adolescents / Adultes / Je ne sais pas)
" Adultes ! "
L., 18 ans
- D'après toi, de quoi ça parle ?
" Ça fait penser à un docu dans les balkans : un jeune en quête d'avenir monté à la ville dans sa camionnette diesel, mais c'est la galère parce que toute sa famille boit. Et en plus, il est roux. "
- À qui ça s'adresse ? (Plutôt : Enfants / Adolescents / Adultes / Je ne sais pas)
" On ne sait pas. "
T & F, 19 ans
- D'après toi, de quoi ça parle ?
" C'est Entre les murs dans les années 90. "
- À qui ça s'adresse ? (Plutôt : Enfants / Adolescents / Adultes / Je ne sais pas)
" Adolescents (à l'école) et Adultes (pour les parents) "
H., 22 ans
- D'après toi, de quoi ça parle ?
" C'est un roman historique. C'est l'histoire d'une fille de famille noble mariée à un vieux schnock, et morte trop jeune. "
- À qui ça s'adresse ? (Plutôt : Enfants / Adolescents / Adultes / Je ne sais pas)
" Adultes. "
T., 19 ans
*Fin de l'instant nawak*
Ce qu'il en ressort :
À regarder ces couvertures, on se trompe souvent sur le genre du livre et, surtout, on ne comprend pas que c'est de la littérature jeunesse. L'éditeur s'aliène une bonne partie de son public.
Analysons. Qu'est-ce qui cloche ?
- La photo. Le principe de la couverture photo n'est pas incompatible avec le rayon ado, au contraire, mais dans ce cas, il faut qu'elle montre ou évoque un univers auquel l'ado puisse s'identifier.
- La typo. Avec une photo pleine page, si on veut bien se positionner sur un créneau jeune, il faut adopter une police de titre plus fun, plus moderne. Voire un titre stylisé.
- La pleine-page. Avec ce choix de photos plutôt noires et/ou crossover (pourquoi pas !), si on veut accrocher le bon public, il faut jouer sur la composition, pour que le lectorat puisse situer le roman.
- Le noir et blanc. La couverture photo noir et blanc est très connotée dans des genres éloignés de la jeunesse (l'essai historique, le témoignage, le policier, le thriller, notamment) aussi, une photo pleine page en noir et blanc, ça renvoie à un imaginaire qui n'est pas forcément le bon.
Pourquoi ces erreurs ? (Rappel : tout ceci est mon analyse perso à hauteur de petit haricot prématuré)
-
Hypothèse 1. Peut-être y a-t-il eu une volonté, avec cette nouvelle charte graphique, d'accentuer le côté crossover, de parier sur la volonté des ados de ne pas être pris pour des gamins.
- Oui mais bon. Le jeune lecteur est un " client " comme les autres qui a besoin de comprendre que le produit livre lui est adressé, sinon, il détourne les yeux.
-
Hypothèse 2. L'École des Loisirs semble attachée à son image, à sa tradition (cf. les couvertures blanches) et ne souhaite pas trop s'en éloigner. Conserver son identité de maison " d'auteurs " (un peu comme il y a des " films d'auteurs ") et une certaine continuité entre les anciennes et nouvelles éditions.
- Oui mais bon. Il y a peut-être un juste milieu à trouver. Parce que ça fait saigner mon petit cœur, tous ces merveilleux textes qui ne rencontrent pas (aussi bien qu'ils le devraient) leurs lecteurs.
J'abandonne là la tragédie de l'École des Loisirs*.
Pour finir cette histoire de délit de faciès, parlons de jolies couvertures, ça nous mettra du baume au cœur (et des paillettes dans les yeux). Je vais évoquer le cas tout à fait singulier du visuel de couverture du type " création graphique " qui sert de carte d'identité à la maison Zulma.
Chez Zulma, ils font des choses comme ça :
Pourquoi c'est génial ?
- On reconnaît immédiatement la maison d'édition. Ces visuels confèrent aux titres une " identité maison " très forte.
- On situe le genre : roman + adulte + exotique.
- Le livre trouve son public : adulte, éduqué, ouvert à la littérature étrangère et aux cultures exotiques, sensible à l'esthétique, le public visé est assez naturellement attiré par ces titres.
-Et enfin, la condition difficile est remplie ici sans chichi : on est conquis, parce que c'est beau.
C'est la fin de cette sale histoire de délit de faciès. La moralité à retenir : ne soyez pas bête comme moi, évitez d'être raciste envers les couvertures que vous ne reconnaissez pas. Les visuels ratés peuvent cacher des merveilles.
J'espère que cette réflexion sur ce qui fait une bonne ou une mauvaise couverture vous aura amenés à faire des " hmmm " pensifs en vous caressant une barbe imaginaire, et reconsidérer plein de trucs. Ne prenez pas tout ce que je dis pour argent comptant, évidemment : j'ai l'expérience d'une coquillette qu'on vient de jeter dans la soupe.
J'espère que vous n'allez pas écrire à Rageot ni à l'École pour leur dire de ma part qu'ils sont nuls (svp : NON), mais que vous vous demanderez parfois, en voyant une couverture qui ne vous plaît, mais alors, vraiment pas...
...pourquoi elle ne fonctionne pas.
Parce qu'il y a (très souvent) beaucoup à apprendre de quelque chose qui ne fonctionne pas.
À bientôt
*Toutes les couvertures de l'École des Loisirs ne sont évidemment pas autant à côté de la plaque que pourrait le faire croire ce topo, qui prend des exemples choisis.
- Il y a notamment une amélioration indéniable entre les vieilles et les nouvelles éditions :
(Même si d'après moi elles présentent certains problèmes. En outre le jeune homme sur la dernière couverture en bas à droite est très loin d'avoir 12 ans, l'âge du héros, donc on crée encore de la confusion.)
- Il y a aussi des couvertures récentes de chez l'École qui me semblent bien cibler leur public (en plus d'être plutôt jolies) :