L’odeur des garçons affamés (Loo Hui Phang – Frederik Peeters – Editions Casterman)
Au lendemain de la guerre de Sécession, la conquête de l’Ouest reprend de plus belle. Son essor est facilité par l’Homestead Act, une mesure gouvernementale qui permet l’octroi de terres au détriment des tribus amérindiennes. Du coup, certains opportunistes sont bien décidés à tenter leur chance. C’est le cas de Stingley, un entrepreneur illuminé et dénué de scrupules, qui envisage d’acquérir un immense terrain en territoire Comanche afin d’y créer une société nouvelle. Mais pour atteindre cet objectif, il lui faut d’abord trouver l’endroit idéal. C’est pour cette raison qu’il parcourt les plaines du Texas en compagnie d’Oscar Forrest et du jeune Milton. Le premier est photographe. Son rôle est d’immortaliser la beauté de ce territoire et de révéler ses richesses naturelles, afin de donner aux gens l’envie de venir s’installer dans l’Ouest. Quant à Milton, c’est un gosse de ferme qui a été engagé par Stingley pour s’occuper de l’intendance, mais aussi pour son instinct, « une sorte de sixième sens animal qui tient lieu d’intelligence ». En réalité, tant Oscar que Milton cachent un lourd secret: le premier est bien trop raffiné et élégamment habillé pour bivouaquer ainsi dans la poussière, tandis que le second est loin d’être le petit plouc du Kansas sans cervelle que Stingley pense avoir engagé. Au fil des pages, on se rend compte qu’Oscar et Milton cherchent tous les deux à fuir quelque chose. Et surtout, on comprend qu’ils sont irrémédiablement attirés l’un par l’autre. L’inévitable va donc se produire: Oscar et Milton vont vivre une passion interdite dans le décor grandiose de l’Ouest américain… sous l’oeil de mystérieux Indiens qui les épient.
A la fois poétique et fantastique, « L’odeur des garçons affamés » est une véritable claque graphique et narrative. Déjà primé trois fois au festival d’Angoulême, le dessinateur suisse Frederik Peeters est au sommet de son art dans cet album, notamment parce qu’il intègre avec un talent fou une dimension fantastico-chamanique dans l’imagerie du western classique. C’est ce mélange inattendu qui donne aux pages de « L’odeur des garçons affamés » un aspect à la fois grandiose et envoûtant. Du grand art! Mais bien sûr, les plus beaux dessins du monde ne sont rien sans une excellente histoire. C’est précisément ce qui fait tout le sel de ce roman graphique, qui combine à la fois des dessins d’une beauté à couper le souffle et un scénario aussi captivant qu’inattendu, en particulier parce qu’il s’agit d’un récit très sensuel. Certes, « L’odeur des garçons affamés » est un western mais en réalité, c’est bien plus que ça. Loo Hui Phang elle-même décrit son récit comme un huis clos à ciel ouvert. « J’aime bien reprendre un genre pour en faire sortir des codes et les détourner », explique-t-elle. « Le western, c’est en général une histoire d’hommes plongés en milieu hostile. Ce qui m’intéresse, c’est de reprendre ces éléments pour en faire autre chose. Je n’avais pas envie d’être servile par rapport au genre, mais de passer par le western pour raconter des choses intimes. » Mission plus qu’accomplie, puisque « L’odeur des garçons affamés » est une BD formidable, qui fera à coup sûr partie des meilleurs albums de 2016.