Enrique Serna est un narrateur et essayiste mexicain né en 1959. Gabriel García Márquez inclut un de ses contes, L’homme avec le minotaure sur la poitrine, parmi les dix meilleurs récits mexicains de la fin du XXe siècle et il apparaît dans presque toutes les anthologies narratives mexicaines contemporaines. La Peur des bêtes, paru en 1995, a été traduit chez nous en 2006.
Evaristo Reyes, ex-journaliste, divorcé et porté sur la bouteille, aurait voulu être écrivain mais il n’est que flic à la police judiciaire. Quand le commissaire Maytorena l’envoie rendre « une petite visite » à Roberto Lima, un journaliste ayant vertement critiqué le président de la république dans une feuille de chou que personne ne lit, Evaristo écoute avec bienveillance le contestataire se sentant vaguement lié avec lui intellectuellement parlant. Peu de temps après la découverte du cadavre de Lima, Evaristo fait un coupable idéal, étant la dernière personne à l’avoir vu en vie. Pourchassé, Evaristo va devoir se battre seul pour se sortir de ce guêpier. S’il s’en sort ?
Nous voilà donc avec un polar pas trop mal mené dans l’ensemble, avec quelques naïvetés du héros rappelant les Séries noires d’antan et liées à son romantisme sentimental, où alcool et petites pépées s’insèrent naturellement dans le décor. S’il n’y avait que cela dans ce bouquin, loin d’être mauvais, ce serait un peu court, mais Enrique Serna élargit son propos très habilement, éveillant l’intérêt du lecteur en incrustant son histoire dans le contexte socialo-politique ainsi qu’intellectuel de son pays, le Mexique. Et là, c’est carrément passionnant.
Nous ne sommes donc pas vraiment étonnés de voir les méthodes utilisées par la police, gangrénée jusqu’à la moelle par la corruption, le commissaire gérant comme un caïd, trafics, meurtres, drogue, avec une répugnante impunité. Son seul souci étant de rester dans le sens du vent soufflé par ses propres supérieurs et le pouvoir. Evaristo n’est pas de cette eau croupie, il essaie de gagner sa croûte, sans grande conviction, moqué par ses collègues et son supérieur qui le traitent « d’intello ». Pouvoir, Justice, Police, toutes les institutions sont pourries, se tenant les coudes en une farandole qui entraîne dans son sillage la vie culturelle et intellectuelle du pays. Et c’est sur volet – le milieu littéraire - que l’auteur insiste particulièrement, rendant extrêmement intéressant/instructif ce roman.
Magouilles, combines et connivences entre journalistes et écrivains, on se renvoie l’ascenseur (« je t’inclus dans mon anthologie si tu me fais inviter au prochain voyage d’intellectuels en Europe »), on se jalouse, on se hait, des carrières se font ou se défont, « Des écrivaillons qui n’étaient rien dans le monde des lettres devenaient du jour au lendemain des gloires nationales. » Enrique Serna dénonce tant et plus, invitant les écrivains mondiaux les plus illustres dans son propos, glissant dans son texte son crédo d’écrivain, « Parce que les mots sont notre seule arme, une arme que nous utilisons pour donner une voix à ceux qui n’ont ni visage ni terre, aux oubliés d’aujourd’hui et de toujours. » Cette partie du livre, qui n’est pas mince, est aussi celle qui m’a le plus intéressé car elle s’étend certainement au-delà des frontières du Mexique…
Du banal polar du départ, nous nous retrouvons donc avec un bouquin ne manquant pas d’ambitions et comme il s’avère de surcroît joliment écrit, je ne peux que le conseiller à tous.