"Nous avions une pandémie de Roméo et Juliette sur les bras et lui se contentait de baver".

Par Christophe
Qu'il est bon de rire, parfois. Et plus encore par les temps qui courent. Alors, voici un roman tout en délire, tout en folie, tout en sex-appeal, aussi. Un pur moment de divertissement et d'évasion à la rencontre d'un monde à la fois si proche du nôtre et pourtant tellement différent et d'une galerie de personnages tout à fait exceptionnel. Certains que l'on connaît déjà, puisque nous allons parler du deuxième tome d'une série, d'autres que l'on découvre, et ça vaut souvent son pesant de cacahuètes. Avec "Alouettes" (en grand format aux éditions ActuSF), qui succède à "L'Héritière" (qui sort d'ailleurs en poche chez Hélios, dans le même temps), Jeanne-A. Debats frappe fort et on se gondole devant les (més)aventures d'une Agnès dont la mue est enclenchée, les frasques de la sirène Zalia, le cynisme du vampire Navarre et même les agacements de Géraud, le notaire de l'Atler-Monde... Un petit coup de blues en ce morne début de printemps ? Evitez l'auto-médication, allez chez le libraire !

Trois années ont passé depuis les événements racontés dans "L'Héritière". Une période au cours de laquelle Agnès a plongé, incapable de surmonter son deuil. Le whisky ne servait plus simplement à faire fuir ces maudits esprits qu'elle aperçoit partout où elle passe, mais à atténuer la douleur, insupportable.
Cette dépression s'est accompagnée d'une importante prise de poids avant que la jeune femme ne se décide à reprendre sa vie en main. Depuis, si elle n'a pas encore retrouvé sa ligne d'antan, même si certains hommes apprécient ses formes, elle a nettement diminué la consommation d'alcool et d'aliments trop caloriques et a renoué avec les hommes.
Que des liaisons sans lendemain, des relations purement sexuelles, sans attache, juste pour le plaisir et rien d'autre. Trois ans aussi d'une vie bien rangée dans l'étude de notaire son oncle Géraud. Elle y a trouvé sa place, au côté de Zalia, sous l'oeil bienveillant d'un Navarre qui fait toujours battre son coeur, mais qu'elle sait inaccessible.
Agnès, lorsque nous la retrouvons, se voit confier un nouveau dossier. Des archives poussiéreuses, remontant à quelques siècles en arrière, un étrange inventaire dans lequel elle doit retrouver la trace d'un objet perdu. Pas n'importe quel objet, et pas pour n'importe qui... Robin Artisson, sorte de Hugh Hefner de l'Alter-Monde, recherche en effet ce qui ressemble fort à un sex toy médiéval...
Mais, pas le temps de se plonger complètement dans la paperasse. Voilà de nouveaux clients, et leur présence va être le premier signe du chaos qui va frapper l'Alter-Monde. Ils sont jeunes, très jeunes, sont amoureux, très amoureux, et viennent solliciter l'aide du notaire. Qui les renvoie sur le champ, sans même leur laisser le temps de finir leur supplique.
Pourquoi une telle fermeté, même pour le sévère Géraud ? Parce qu'il y a, dans ce couple touchant, quelque chose qui coince... Lui est un vampire, elle, une kitsune, une sorte de renard garou (je simplifie)... Or, dans l'Alter-Monde, les mariages entre espèces surnaturelles débouchent systématiquement sur des règlements de comptes entre clans et la mort de nombreuses personnes...
Eh oui, même dans ce monde surnaturel, il y a des Montaigu et des Capulets ! Voilà pourquoi Géraud refuse systématiquement de donner suite à ces demandes, pour éviter de se retrouver au coeur de ces guéguerres familiales, non seulement dangereuses, parce qu'on a vite fait de prendre un mauvais coup, mais surtout, néfastes à l'image de l'étude.
Mais, quand Agnès et Navarre sont kidnappés, tout change... Les voilà aux mains du Destin, tout droit sorti de la mythologie grecque. Ce dénommé More, impressionnant, désire ardemment que Géraud change d'avis et son intervention musclée pour mettre la main sur la secrétaire et son garde du corps ont pour but de mettre la pression sur le notaire...
On a beau incarner la Destinée, on n'en est pas moins père, et More, lu aussi, a vu une de ses filles s'éprendre d'un dragon... Eh oui, encore un Roméo et une Juliette ! Qui ont disparu, comme bien d'autres. Et ça ne plaît pas au Destin qui se retrouve incapable de se contrôler lui-même... Pour remettre de l'ordre dans tout cela, il a besoin de l'intervention de Géraud.
Le notaire est l'un des rares à Paris à pouvoir rédiger des contrats de mariage en bonne et due forme pour créatures de l'Alter-Monde. En acceptant de signer, il autorisera les mariages, laissera le Destin s'accomplir et tant pis si cela déclenche une hécatombe, car, dans la foulée du vampire et de sa kitsune, voilà l'étude croulant sous les demandes de couples mixtes...
Mais pourquoi y a-t-il soudainement tant de couples rappelant Roméo et Juliette ? Pour Géraud, tout cela n'a rien de normal. Agnès, épaulée par Navarre, ainsi que par d'autres alliés que nous vous laisseront découvrir par vous-mêmes, se lance dans une enquête pleine de dangers, alors que la moindre flèche de Cupidon risque de mettre le feu aux poudres (c'est vous dire si c'est explosif !).
Voilà donc lancée cette variation loufoque sur le thème de Roméo et Juliette, à la fois fidèle au texte original du Bard d'Avon et qui va emmener le lecteur dans des situations pour le moins folles. Objectif : trouver la source de la fameuse pandémie de Roméo et Juliette, pour en revenir au titre de ce billet et donc, mettre un terme à l'hécatombe annoncée, Tybalt et Mercutio compris.
Il flotte sur ce roman une ambiance très spéciale, comme si l'Alter-Monde avait été noyé sous un mélange détonant d'aphrodisiaques et d'euphorisants. Tout le monde, à part peut-être Géraud, et encore, est dans un état ! Le désir s'exacerbe, les tensions sexuelles montent, la folie menace et un véritable tourbillon emporte une Agnès complètement déboussolée...
Amusant, d'ailleurs, de voir ce personnage, que l'on a découvert dans "l'Héritière", calfeutrée chez elle, à la fois agoraphobe et claustrophobe, obligée de se saouler à mort ou de se défoncer pour mettre un pied hors de chez elle, poursuivre sa métamorphose. Entre les premières pages du premier roman de la série et la fin du second, ce n'est plus du tout la même femme.
Mieux, elle s'affirme petit à petit. Elle tient plus facilement tête à son oncle, à Navarre et même à ce fichu Herfauges, qui vient sans cesse s'incruster dans son esprit. Bien sûr, si elle n'y prend pas garde, elle est vite rattrapée par ses vieux démons, euh, pardon, par ses vieux spectres, qui la hantent où qu'elle aille. Mais, dans l'ensemble, Agnès vit enfin, Agnès se libère de ses entraves...
Et on n'en est encore à un stade intermédiaire de cette (r)évolution personnelle, car, comme dans "L'Héritière", Agnès, et le lecteur avec elle, en apprennent un peu plus sur les origines de la jeune femme mais son identité véritable reste encore assez floue... Rendez-vous dans le troisième tome pour lever encore un peu plus le coin du voile...
Alors, bien sûr, "Alouettes", c'est une histoire, avec un certain suspense et quelques scènes d'anthologie, à Beaubourg, par exemple, dans l'antre de l'art contemporain, mais aussi ce final complètement fou qui nous est proposé. Mais, c'est aussi une manière de raconter, une écriture qui multiplie les saillies (mais non, ce n'est pas un mot à double sens, m'enfin !).
Enfin, si, un peu quand même... Parce que le sexe est un des éléments forts de ce roman. Ca n'arrête pas ! Or, j'en ai déjà parlé sur ce blog, le sexe dans les romans, ça m'ennuie la plupart du temps. J'avais même, dans un billet, exprimé mon dépit à la lecture d'un roman de Bit-Lit, estimant que je n'étais décidément pas dans le coeur de cible...
"Alouettes", c'est de l'urban fantasy, mais Jeanne-A. Debats, comme dans "l'Héritière", mais de façon bien plus marquée encore, s'amuse de la proximité de ces genres (je ne parle pas en spécialiste, je précise), les fait s'interpénétrer... euh... enfin, les fusionne, quoi. Et c'est aussi cette dimension presque parodique qui fonctionne parfaitement.
Mais, contrairement à ce que j'avais pu reprocher à cette autre lecture, ici, le sexe n'est pas gratuit. Il est un des moteurs de l'histoire et la manière de le mettre en scène participe à la fois à l'ambiance générale et aussi au côté humoristique des choses. Le reste, c'est la causticité du ton de Jeanne-A. Debats qui ne varie pas d'un bout à l'autre du livre.
Alors, oui, Agnès a les sens tourneboulés, et parfois le lecteur aussi est gagné par cette sexy folie qui s'empare de l'Alter-Monde, mais c'est vraiment l'esprit du livre et de l'histoire qu'il raconte. Du coup, contrairement à bien des livres où les scènes de sexe n'apportent rien et ralentissent l'histoire, comme, autrefois, les numéros musicaux dans les films des Marx Brothers, ici, elles sont un des moteurs du récit.
Ce n'est pas le premier livre de Jeanne-A. Debats que je lis, mais je crois que c'est celui, et de loin, dans lequel je me suis le plus bidonné, quasiment d'un bout à l'autre. Les personnages, les situations, les dialogues, la narration, tout se conjugue dans un foisonnement d'idées qui font mouche (après cette lecture, vous ne verrez sans doute plus les nombres premiers du même oeil...).
C'est évidemment difficile, ici, de transmettre ces impressions, qui, sans doute, varieront d'un lecteur à l'autre, en fonction de son système de référence et de sa perception, mais je pense que chacun doit y trouver son compte. Ne serait-ce que la façon de malmener la tragédie shakespearienne pour en faire un ressort comique, ça fait mon bonheur.
Et puis, avec tous ces personnages immortels ou à l'espérance de vie considérable, un thème s'impose : celui de la modernité et de ses débordements parfois pas tout à fait contrôlables. Je ne peux pas trop entrer dans le détail, car cela vous en dirait trop sur l'intrigue, mais dans cet Alter-Monde de 2032, tout ce qui est moderne ou hi-tech n'est pas d'or...
Eh oui, prude, j'étais, me voilà vieux con en plus, je suis décidément un être exquis, comme disait Jean Yanne... Mais, ce décalage entre l'ancrage assez traditionnel des différents personnages, dont certains ont du mal à vivre dans leur temps, comme le fait remarquer Agnès, l'irruption de l'ultra-modernité vient tout bousculer.
Et pourtant, la trame de ce livre est vieille comme le monde, ou presque. Les amours impossibles, la jalousie, la passion... Eros-Roméo et Thanatos-Juliette, ou inversement... Les bases de la tragédie telle qu'on la connaît depuis l'Antiquité, mais passées à la moulinette pour en rire et en faire un excellent moment de divertissement.
Et si vous vous demandez quel est le rapport entre tout ce que je viens de raconter et les alouettes du titre, alors, il va vous falloir réviser vos classiques, à commencer par celui qui est au coeur de ce roman... Mais, finalement, choisir de donner pour titre le nom d'un volatile à un roman où nombre de petits oiseaux sont de sortie, quoi de plus logique ?