En 2012, le Québécois Maxime Coulombe a publié aux prestigieuses PUF une "Petite philosophie du zombie" dans laquelle il cherchait à analyser pourquoi cette figure fantastique si particulière connaissait un tel succès. Depuis, le zombie poursuit sa route, chancelant mais vaillant, à la télé, au cinéma et en littérature. Mais, comme tout archétype, celui qui s'en empare peu jouer avec comme il l'entend et l'utiliser en changeant le point de vue. C'est le cas avec notre livre du jour qui prend comme ressort dramatique le zombie pour mieux s'intéresser à l'être humain. Clément Bouhélier nous propose un premier roman divisé en deux tomes (le second sortira à l'été), intitulé "Chaos" et publié aux éditions Critic. Apparemment, "Ceux qui n'oublient pas" est un thriller fantastique avec une épidémie qui se répand, des zombies qui se multiplient, des survivants qui essayent de survivre... Et puis, petit à petit, des éléments, dont certains ne se révéleront vraiment que dans le second volet, qui viennent semer le doute sur ce qui se passe sous nos yeux...
Tout commence par un mal de tête tenace. Le genre de migraine qui vous vrille le cerveau et s'avère particulièrement pénible. On a beau se gaver d'analgésiques, rien n'y fait, le mal s'installe et ça n'en finit pas. Puis d'autres symptômes apparaissent, comme si on avait attrapé une grippe vicieuse et virulente. Bientôt, on ne dort plus, on ne peut plus aller bosser, on s'enfonce dans la léthargie...
C'est d'abord diffus, comme une épidémie annuelle de grippe. Quelques jours au lit, à grelotter et transpirer, et ce sera reparti. Et puis, peu à peu, ça s'étend et quelques cas sont repérés, nécessitant des soins plus poussés et une hospitalisation. Mais, rien d'alarmant encore pour les services de santé. Et même lorsque les urgentistes commencent à s'alarmer, les pontes dans leur tour d'ivoire, ne voient rien de grave.
Il faut dire que les analyses des malades ne montrent absolument rien d'anormal ou d'inédit. Aucun diagnostic possible, dans ces conditions. Ni grippe, ni méningite atypique, ni rien de connu. Et pas le moindre organisme étranger à examiner pour essayer de comprendre le fonctionnement de ce qui ressemble de plus en plus à une épidémie ou chercher un moyen de l'enrayer...
Alors que l'étrange mal gagne du terrain et touche de plus en plus de monde, personne ne réagit en conséquence. Et pourtant, ils sont plusieurs à être témoins de situations inquiétantes qui n'ont franchement pas grand-chose à voir avec une grippe : perte de mémoire et du langage, regard d'un vide inquiétant, passivité complète... Une sorte d'endormissement général qui n'est pas la mort mais y ressemble franchement...
Bientôt, partout l'absentéisme prend des proportions inédites que ce soit dans les entreprises ou les administrations et le pays tout entier se met à dysfonctionner. Les autorités prennent enfin conscience qu'un truc cloche, et sérieusement, mais c'est déjà bien trop tard : hôpitaux, pompiers, policiers sont complètement débordés par la demande.
Dans un pays en proie à une désorganisation totale, avec des hommes et des femmes qui, d'un seul coup, s'arrêtent d'être humains comme si on appuyait sur un interrupteur, on suit différents personnages impliqués dans cette histoire. Ils sont témoins ou acteurs des événements, jusqu'au Président de la République, incapable de garder les rênes du pays qui l'a élu...
Le nombre de ces personnages est important, en tout cas au début, mais quatre d'entre eux ressortent véritablement du lot : Philibert, adolescent de 15 ans aux cheveux trop longs, Chloé, jeune femme qui se rêvait actrice mais a fini dans le porno, Arthur, attaché parlementaire aux dents longues, et Claudy, employé de banque retraité depuis peu, veuf et terriblement seul...
Quatre personnages sans aucune caractéristique héroïque, en tout cas à première vue. Quatre personnages qui voient le monde s'effondrer autour d'eux sans rien comprendre de cette situation. Quatre personnage qui, c'est mon impression, sont des solitaires, ce qui leur fait un point commun de taille, eux qui viennent d'horizons si différents.
Une femme, trois hommes, tous un peu en rupture : Chloé, fâchée de longue date avec sa mère, qu'elle défie à travers cette carrière de hardeuse dont elle ne tire aucune gloire ; Arthur, attaché parlementaire (comme le fut Clément Bouhélier, je crois), homme de l'ombre qui fait la réputation d'un autre et ne se montre que rarement aimable ; Claudy qui se retrouve dépourvu, impuissant face à l'échéance de la retraite...
Et enfin, Phil, ado sans histoire mais qui n'est pas bien dans sa peau. Rien d'extraordinaire, un ado en rébellion, c'est vrai, mais la sienne est assez posée. Et puis, n'oublions pas ceci : Phil est le meilleur ami de celui qu'on peut qualifier de patient zéro (terme que j'utilise parce que le lecteur en sait plus que les protagonistes mais qu'on ne trouve pas dans le roman) et qui est parmi les premiers à avoir soupçonné, en voyant son ami détruit par le mal, qu'il y avait un vrai problème...
Mais, le plus important concernant ces quatre personnages, c'est qu'on comprend qu'ils n'attraperont pas le mal qui rôde et dévaste tout sur son passage. Ah, l'écrivain, ce démiurge qui s'autorise de grosses ficelles ! Oui... et non. Car ce résumé occulte volontairement quelques aspects de l'histoire et on peut légitimement se demander si, en ce qui les concerne, il n'y a pas autre chose qu'un excellent tirage à la grande loterie de la biologie...
Les éléments concrets de cette hypothèse sont évidemment présents dans ce premier volet, à commencer par la mystérieuse dame en beige qui semble avoir déclenché l'épidémie, sur un quai de gare... Mais, je serais bien en peine de vous en dire plus, même si je le souhaitais, si ce n'est que l'on dépasse sans doute le strict cadre du roman de zombies classique.
Et, non seulement, on sort de la trace habituelle du genre, mais pas seulement pour ce qui concerne l'origine du mal. Les zombies eux-mêmes... n'en sont pas vraiment. En tout cas, ce ne sont pas les créatures revenues d'entre les morts, en décomposition, affamées, violentes, dangereuses, qu'il faut fuir pour ne pas risquer de leur servir de nourriture (et, accessoirement, de rejoindre leurs rangs).
Non, nos pauvres malades, ici, ne font que dépérir, des fleurs qui fanent, des jouets dont les piles sont vides... En soit, le danger n'est pas incarné par les zombies eux-mêmes. Mais, ils sont l'unique représentation du mal qui s'abat sur le pays (et pas seulement la France, d'autres pays sont touchés), ce que l'oeil des survivants capte, ce qui donne forme à la menace invisible.
Le fait de ne rien savoir, de ne rien voir venir, de ne pas pouvoir anticiper, tout cela contribue à faire monter l'angoisse (des personnages, comme du lecteur, à peine plus informé). Et, petit à petit, un malaise s'impose : et si un autre danger était en train d'émerger parmi les survivants ? Parmi ceux qui luttent par n'importe quel moyen pour survivre et en perdent les repères élémentaires ?
Cette dimension-là est au coeur de ce premier tome et s'avère très efficace et très bien menée. Puisque la lutte contre les zombies n'existe pas et qu'il n'y a rien d'autre à combattre, alors on déverse sa frustration, mais surtout cette trouille inhumaine, irrationnelle et pourtant tellement compréhensible, qui ronge les survivants autant que le mal a rongé les malades, sur ceux qui représentent encore une menace potentielle...
On retrouve ici un thème qui, décidément, devient un des leitmotivs de ce blog (et mon petit doigt me dit que ce n'est pas fini) : la perception de la monstruosité, qui est le monstre ? Si l'étymologie du mot n'est pas certaine, l'idée que la monstruosité passe par la vue est présente. Le monstre, il se voit, au point qu'on en faisait des spectacles de foire...
La monstruosité, c'est donc ce qui sort de la norme, des canons physiques qu'on considère, à tort ou à raison, comme une référence, un étalon. En soi, le zombie, qu'il colle à l'imagerie horrifique, avec son corps pourrissant, ses attitudes pataudes et son appétit féroce, ou qu'il offre d'autres caractéristiques comme c'est le cas ici, répond à cette définition. Oui, le zombie est un monstre.
Mais, dans "Ceux qui n'oublient pas", s'il n'est pas un monstre gentil (pardon, Casimir !), il n'a rien de dangereux, en tout cas rien de plus dangereux que ceux qui ne sont pas (encore) touchés. Et c'est chez l'homme que la véritable monstruosité se manifeste. Une monstruosité qui ne se voit pas, en tout cas pas à travers des éléments physiques, une monstruosité qui s'affranchit de la morale et du respect.
Les mauvais instincts se réveillent et se libèrent en temps de crise (tiens, j'ai l'impression de ne pas parler d'un roman, là), et cela vient ajouter de nouvelles strates au danger et à la peur omniprésente. A défaut d'abattre l'ennemi invisible, on en trouve de chair et d'os qui feront des cibles idéales. Paris devient une ville post-apocalyptique où plus aucune règle n'est en vigueur.
A noter, dans ce premier tome, une critique sévère du fonctionnement de notre cher et vieux pays, avec ses élites déconnectées du terrain, de la réalité. Que ce soit les pontes de la médecine ou les hauts fonctionnaires, leur désinvolture, leur manque de lucidité quant à ce qui se passe réellement au quotidien vont faciliter l'expansion du mal.
A contrario, celui qui va faire exploser le scandale est un journaliste à l'ancienne, simple localier d'une rédaction de province, mais qui connaît parfaitement son territoire et sait repérer tout élément qui sort de l'ordinaire. Ensuite, par son carnet d'adresse très dense, il peut recouper et comprendre que son intuition est bien plus inquiétante encore qu'il ne l'avait cru.
A plusieurs reprises, dans le roman, certains personnages haut placés évoquent la gestion de la crise de la grippe H1N1 et ces fameux vaccins achetés pour rien en prévision d'une hypothétique catastrophe. Ici, c'est tout l'inverse, le retard à l'allumage des services de l'Etat est en soi une catastrophe et agit sur l'épidémie comme un accélérant attise un feu.
On est plus dans un cas rappelant la canicule de 2003 où, le temps qu'on mesure ses funestes effets, il était déjà bien trop tard pour faire quoi que ce soit. Dans "Ceux qui n'oublient pas", la consolation, bien maigre, c'est certain, c'est de se rendre compte que, de toute manière, on n'aurait rien pu faire pour empêcher l'épidémie, puisqu'on n'en comprend pas les mécanismes.
Je sais que certains trouveront qu'il n'y a pas grand-chose d'original dans tout cela, que cela rappelle tant et tant d'autres histoires de zombies. Mais, je crois sincèrement, je joue ma réputation, là, comme un tapis sur une dernière carte dans une partie de poker, que "Chaos" propose autre chose, que le deuxième tome ouvrira une autre dimension. Et qui sait, d'un autre genre...
Affaire à suivre !