"Ca, c'est un emmerdement niveau dix avec félicitations du jury".

Celui qui prononce ces mots, et plusieurs fois dans le cours du roman, est le personnage central de ce livre, et même de la série qu'il inaugure. Un garçon que, j'en suis sûr, vous allez a-do-rer ! Non, je plaisante, car parmi les flics de roman, c'est peut-être le plus odieux qu'on ait croisé à travers le monde. Et pourtant, je l'ai trouvé attachant, moi, ce brave Rocco Schiavone, la quarantaine bien sonnée et un caractère de cochon enragé. "Piste Noire", d'Antonio Manzini (désormais disponible en poche chez Folio), est la première enquête de ce flic romain pur sucre, muté quelques mois plus tôt dans une région qui en ferait rêver beaucoup, mais pas lui : le Val d'Aoste. Et il va bien falloir que la greffe prenne, que Rocco s'adapte à sa nouvelle vie... mais aussi que son nouvel entourage s'adapte à Rocco et à ses méthodes pas toujours (pas souvent ?) orthodoxes...

Un jeudi d'hiver à Champoluc, petite et ravissante station de ski du Val d'Aoste. La fin de journée arrive et il est temps pour le personnel de remettre en état les pistes. Amedeo Gunelli se voit confier par son chef, le responsable des dameurs, Luigi Bionaz, la délicate mission de refaire la principale piste de la station, l'Ostafa.
C'est la piste la plus fréquentée du domaine, et de loin, elle nécessite donc des soins attentifs, réguliers, et c'est surtout celle qui demande le plus de travail. Pas un souci pour Amedeo qui commence à bien connaître le boulot. Un petit coup d'alcool, un petit joint, la musique à fond dans les oreilles, il est paré !
Pour l'Ostafa, on refait d'abord le haut de la piste, puis, on refait le bas afin de terminer le travail au bas et rentrer au bercail directement. Et, pour éviter de ruiner le travail effectué en haut, on regagne le bas pas un chemin détourné, à l'écart de la piste elle-même, et que ne fréquentent pas les skieurs, concentrés sur le ruban blanc d'un kilomètre et de soixante mètres de large dessiné pour eux.
Mais, ce soir-là, Amedeo va vivre l'un des pires moments de sa vie. Sa dameuse fait brusquement un bruit bizarre et là, le doute, terrible : a-t-il pu passer sur... quelque chose. Sur... quelqu'un ? D'abord, il voit des plumes, pense à un oiseau... Mais, de plus près, aucun doute, il a écrasé une personne et la machine a réduit son corps en charpie...
Que faisait là cette personne ? Se pourrait-il que Amedeo, pris d'alcool, de fumette et en train de chanter à tue-tête des chansons de Luciano Ligabue, il n'ait pas vu la victime ? Si c'est le cas, il s'attend d'ores et déjà à passer un sale quart d'heure... Pas seulement avec les policiers qu'on ne manquera pas d'appeler, mais aussi avec les responsables de la station...
Le policier en question qu'on va prévenir et charger de l'enquête s'appelle Rocco Schiavone. Il est depuis quelques mois le nouveau sous-préfet du Val d'Aoste, un grade qui correspond à nos commissaires, je crois. Et la perspective de devoir se rendre à Champoluc n'est pas faite pour le ravir... Car, la montagne, l'ami Rocco, ça ne le gagne pas, mais pas du tout !
En Romain de naissance et de toujours, il n'a jamais dépassé l'altitude des sept collines qui entourent la capitale, en particulier le Janicule, sur les flancs duquel se trouvait sa maison. Pourquoi alors se retrouve-t-il ainsi au Val d'Aoste, dans un poste qui ne ressemble pas franchement à une promotion ? On n'en sait rien, et cela entraîne évidemment dans son nouvel entourage, bon nombre de rumeurs...
Habillé comme à la ville, chaussé de simples Clarks là où tout le monde porte des chaussures de ski, voilà notre sous-préfet auprès du corps, sur une scène de crime saccagé par tous ceux qui sont venus dans le coin... Ca commence bien, tout cela et ça agace Schiavone qui va avoir l'occasion de râler un peu plus quand il va mettre en évidence les preuves qu'il s'agit d'un assassinat...
Reste à en découvrir les conditions exactes, le rôle véritable d'Amedeo et de sa dameuse et, évidemment, de chercher l'identité de la malheureuse victime et qui pouvait lui en vouloir à ce point... C'est là que notre fier sous-préfet prononce donc pour la première fois notre phrase-titre, car il s'attend à une enquête noire, comme la couleur qui indique les pistes de ski les plus difficiles...
Laissons l'enquête se dérouler, et parlons de Rocco Schiavone, personnage central de ce polar très classique dans la forme, plein de second degré, mais aussi de situations assez sombres, en particulier en marge de l'enquête. En France, depuis que Joffre envoya à Limoges des officiers incompétents en 1914, on utilise le terme "limoger" lorsqu'on vire quelqu'un.
Rocco Schiavone a bel et bien été "aostisé", dans ce cas. Mais pas par incompétence, car il semble bien que ce soit un excellent flic. Non, s'il a dû quitter la capitale, c'est sans doute en raison de sa personnalité... quelque peu... bourrue... Allez, non, ne tournons pas autour du pot, s'il fallait choisir un mot pour qualifier le sous-préfet, ce serait sans hésiter l'adjectif "imbuvable".
Oui, il est comme ça, Rocco, odieux avec tout le monde, sans aucune exception. A la limite de la méchanceté avec certains, au-delà des limites de la goujaterie avec les dames et même, dans le cadre du boulot, volontiers violent. Car, manifestement, il est partisan d'une bonne baffe ou d'une menace bien sentie pour asseoir son autorité, la peur qu'il fait alors ressentir à ses interlocuteurs étant sa principale alliée...
Au début, on lui laisse des circonstances atténuantes, parce qu'il débarque, parce que son équipe est composée aux trois-quarts de bras cassés absolument nullissimes et pas loin d'être complètement stupides. Des crétins (pas encore des Alpes) qui, comme Rocco, ont été envoyés des quatre coins de l'Italie dans cette vallée, qui ne mérite pourtant pas ça, tellement c'est beau par-là...
Le seul en qui Rocco puisse avoir confiance est d'ailleurs le seul valdôtain de la bande, Italo Pierron, et pourtant, sans doute celui qui se verrait le plus faire autre chose de son existence... Tout cela est bien mal fichu, et il y a clairement de quoi mettre en rogne un vieux de la vieille comme Rocco. Mais, malgré cela, c'est un rustre, une brute, un mec insupportable...
Je sais que ce genre de présentation sera rédhibitoire pour certains lecteurs qui ont tant besoin de considérer qu'il n'y a pas de bon livre sans un personnage central dont on puisse faire son meilleur pote... Et pourtant, l'un des intérêts de ce roman et de la série qu'il inaugure, c'est justement le sale caractère de Rocco.
Procédures, conventions sociales, politesse d'usage, respect de la hiérarchie, tout ça importe peu au signore Schiavone qui n'en fait qu'à sa tête, et tant pis si ça ne plaît pas à ses supérieurs ou aux magistrats avec qui il doit travailler. Qu'ils aillent se faire foutre, et je pourrais même mettre des guillemets, tant ces quelques mots pourraient être une citation.
Un comportement qui n'affecte pas seulement sa vie professionnelle, mais aussi sa vie personnelle. Homme à femmes, séducteur invétéré, c'est aussi un vilain petit roublard... Au milieu des rumeurs qui courent sur lui, et qu'il laisse soigneusement courir, certaines en font un ripou... Et ces rumeurs-là ne sont peut-être pas infondées.
Pourtant, Rocco est un excellent flic, digne héritier des grands enquêteurs romanesques à l'intuition sûre et au flair acéré. Un interrogateur hors pair qui sait parfaitement faire s'épancher les témoins ou les personnes susceptibles de faire avancer son enquête. Roublard, ai-je dit plus haut, on peut reprendre le mot ici, tous les coups sont permis et Rocco ne se prive jamais de mettre cela en pratique.
Si "Piste noire" n'est pas à proprement une comédie policière, il faut tout de même reconnaître que la personnalité de Rocco, mais aussi certains de ses subalternes, permettent de créer quelques situations amusantes. Il y a un vrai décalage entre ce flic blanchi sous le harnais de la capitale et ses nouveaux collègues, pas franchement habitués à la violence, dans une région souvent bien calme.
Mais ce n'est pas le seul décalage qu'on retrouve : lui, le Romain, débarqué depuis peu, qui ne connaît pas le Val d'Aoste et ses habitants, et s'en contrefiche bien, se retrouve à enquêter dans un village de montagne, bled perdu à une altitude où il n'imagine même pas qu'on puisse vivre, avec quelques centaines de personnes qui, non seulement, se connaissent, mais sont même quasiment toutes liées.
Rocco n'est pas tout à fait le chien s'élançant au milieu du jeu de quilles, mais il en a, au moins en apparence, la subtilité. Il va bousculer la petite vie tranquille de Champoluc en mode éléphant dans un magasin de porcelaine. Si tout démarre avec une dameuse, là, c'est à un rouleau compresseur que les habitants de la station vont devoir faire face...
Malgré tout, Antonio Manzini n'enferme pas son lecteur dans ce coin isolé d'Italie. En marge de l'enquête centrale, l'auteur va poser quelques problématiques liés aussi à la géographie de la Vallée d'Aoste, lieu de passage très important, entre le tunnel du Mont-Blanc et Turin... On y retrouve donc des sujets qui font l'actualité plus dramatique de notre monde, comme les divers trafics qui s'y déroulent...
Des événements au cours desquels on va en découvrir un peu plus sur la personnalité, bien plus complexe qu'il n'y paraît, de Rocco Schiavone. Oh, n'allez pas croire que tout ce que j'ai raconté plus haut n'est pas véridique, mais, il faut aussi savoir nuancer... Parce que, sous ce personnage bourru, insupportable, tricheur et j'en passe, il y a un bon fond...
Bien enfoui, certainement, mais qui affleure tout de même. Dans cet événement annexe, on le voit prendre de gros risques dans un sens qu'on n'attend pas forcément de sa part. L'imbuvable à bon coeur et le flic est aussi retors lorsqu'il s'agit de faire émerger la vérité de ses enquêtes. Il ne lâche rien jusqu'à avoir mis la main au collet du coupable.
Et puis, il y a ces secrets qui l'ont accompagné jusque dans la Vallée d'Aoste. Bien sûr, on pense aux raisons qui ont poussé à sa mutation, à sa réputation de dur à cuire fâché avec les règles du jeu. Mais ce n'est pas tout. On comprend au fil des pages que le secret qui le ronge véritablement est d'une toute autre nature. Et, si on le devine, sans entrer dans le détail, c'est aussi ce qui rend Rocco profondément humain...
Je me suis focalisé sur le personnage central de ce roman, parce qu'il me semble intéressant. Et parce que, aussi, c'est le premier volet d'une série. L'enquête n'est pas accessoire, au contraire, puisqu'on voit s'y déployer les différents talents de Rocco, mais c'est une intrigue assez classique qu'il faut vous laisser découvrir.
C'est en tout cas une série que j'aimerais bien poursuivre, voir le personnage évoluer, apprendre à mieux le connaître, pourquoi pas à le comprendre. Voir aussi comment il va s'adapter (ou pas) à sa nouvelle région et comment il va gérer sa collection de secrets, des plus inavouables au plus intime... Tout en profitant également des décors majestueux qu'offre cette région splendide.
A noter que la seconde enquête de Rocco Schiavone, "Froid comme la mort", est sortie en même temps que le poche de "Piste Noire", aux éditions Denoël.