Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos

Lectures à Madrid le 19 octobre 2015

A quoi reconnaît-on une grande œuvre? A ce quelle existe hors de tout contexte et que son auteur finit par disparaître au profit de sa création. C'est là un des grands mérites des Liaisons Dangereuses. Lorsque Choderlos de Laclos écrit son livre en 1782, il est un officier d'artillerie frustré, sans mission, franc-maçon, qui à la fois s'oublie et se révèle grâce à l'écriture. Quand le livre paraît, le succès est immédiat. Tiré d'abord à deux mille exemplaires, il sera ré-édité dix fois. Succès de scandale, très certainement mais nous découvrons aussi un drame psychologique, une action trépidante, une écriture délicieuse et précise sans être précieuse, un ouvrage moral et féministe au bout de notre lecture.

Le roman épistolaire reflète le goût de l'époque pour ce type de narration ( Clarisse, La Nouvelle Héloïse ou La Princesse de Clèves) mais il évoque aussi une réalité sociale car, à l'époque, l'écriture occupait une grande partie de la journée : la lettre était le moyen de communication par excellence. La lettre donne à chaque personnage sa propre voix. Le narrateur omniscient disparaît et le lecteur entre directement dans l'intimité des personnages.

Comme dans une composition polyphonique, les lettres, comme les notes de musique, peuvent être écrites à l'unisson (cri du cœur de Cécile, lettre XCVII ou de Madame de Tourvel, lettre CXXXV), chanter en parallèle (défaite de Cécile, lettre XC et de Madame de Tourvel, lettre XCVI), en canon (en parallèle mais en temps différent (?)), ou en dissonance (lettres de Madame de Merteuil à Cécile (XCVII) et à Madame de Volanges (XCVIII) où les conseils s'opposent). Ces accords et ces dissonances multiplient les tensions. Le procédé par lettres qui reflète toujours un moment présent chez son auteur exacerbe ces tensions, aussi Laclos prend-il toujours soin de dater. La lettre est aussi l'instrument idéal de l'intrigue et de la manipulation, elle convient donc parfaitement ici.

L'ouvrage est divisé comme une sonate classique de Mozart ou de Haydn en quatre parties ou mouvements de longueur similaire :

  • une exposition où les intrigues et les personnages sont présentés ;
  • une deuxième partie plus lente (Adagio) où l'on découvre mieux les personnages et en particulier Madame de Merteuil à la lettre LXXXI qui s'achève par Il faut vaincre ou périr et annonce déjà le drame final ;
  • une troisième partie qui s'emballe (Scherzo) où Cécile sera séduite et la Présidente vaincue ;
  • une quatrième partie (Finale vivace) dramatique où se juxtaposent l'amour accompli de la Présidente et son désespoir final, la félonie puis la mort de Valmont, la déchéance physique et sociale de Madame de Merteuil, l'entrée au couvent de Cécile.

Si les unités ne sont pas respectées de manière rigoureuse, on les ressent bien et de ce fait Les Liaisons dangereuses devient un drame classique. On retrouve l'unité de temps : cinq mois intenses semblent bien vingt-quatre heures. Bien qu'il y ait ville et campagne, l'action se déroule au sein d'une intimité unique et voici l'unité de lieu. Les deux intrigues se recoupent et sont si imbriquées l'une dans l'autre que nous avons bien une unité d'action. Pour parfaire cette structure Laclos prend soin de l'encadrer par la sortie du couvent de Cécile à la première lettre et ses vœux de novice à la dernière.

Quant au fond ? Est-ce une œuvre morale ou une œuvre à scandale ? Il va de soi que l'intrigue est immorale. Laclos choisit de faire de ses personnages des stéréotypes. Nous avons les bons et les mauvais, les bourreaux et les victimes. Madame de Merteuil et Valmont sont les maîtres libertins suivis par quelques acteurs secondaires : Prévan, Gercourt et Emilie. Leurs victimes seront les naïfs et les jeunes, Cécile et Danceny ainsi que la vertueuse Présidente de Tourvel. Existent aussi deux spectatrices : Madame de Volanges représentant une bonne société aux principes rigides et la douce Madame de Rosemonde, sereine et sensible, qui aime et souffre sans condamner.

Madame de Merteuil incarne la méchanceté mais aussi l'intelligence et le féminisme. Lorsqu'elle se dévoile dans la lettre LXXXI, elle crie son besoin d'instruction : Je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir, ... Je les fortifiais par le secours de la lecture, ... J'étudiais nos mœurs dans les romans ; nos opinions dans les philosophes. Elle exprime aussi le désir de se venger des hommes tous également scélérats dans leurs projets, prêts à reléguer leurs femmes en mornes épouses. Si toutes les femmes succombent à Valmont, Madame de Merteuil lui est supérieure. Valmont incarne davantage le péché d'orgueil que la méchanceté. Ce dernier, péché capital entre tous, le détruira. Ces deux personnages à la fois repoussent et attirent le lecteur : leurs principes sont odieux mais ils sont forts et intelligents, ils brillent des feux de leurs victoires et aussi ils restent humains. Que Valmont soit réellement amoureux de la Présidente (lettre CXXV) ou non, il sera sa propre victime et devenant victime, il inspire pitié et l'on souhaite croire que son amour pour la Présidente eût pu le sauver. Madame de Merteuil force l'admiration par sa finesse et son intelligence et sa révolte contre le genre masculin émeut. On se réjouit presque à la lettre CXXXI lorsqu'elle ose parler d'amour: Dans le temps où nous nous aimions car je crois que c'était de l'amour, j'étais heureuse ; et vous Vicomte ?... Nous préférerions que la bataille que se livrent Madame de Merteuil et Valmont fût une guerre de passion et non d'orgueil.

L'orgueil et le vice sont punis, le roman est donc moral. Et pourtant, la Présidente, incarnant la vertu, n'est pas sauvée. Elle meurt car son amour pour Valmont est vertueux, elle s'y consacre pleinement et de manière consciente : Je ne me vante, ni ne m'en accuse ; je dis seulement ce qui est.(...) Tant que ma vie sera nécessaire à son bonheur, elle me sera précieuse et je la trouverai fortunée. Si quelque jour il en juge autrement... Valmont ne l'aime plus, elle meurt.

Cécile et Danceny paraissent un peu mièvres mais ils sont nécessaires à l'intrigue. Cécile y est au cœur et son expérience devrait servir aux jeunes lectrices si elles avaient accès à cet ouvrage. Danceny est indispensable au dénouement du drame puisque c'est lui qui rend les lettres publiques. Il était nécessaire que ce soit l'innocence bafouée qui punisse les méchants. Madame de Rosemonde incarne la sagesse, la modération et l'expérience : elle est peut-être la voix de Laclos.

Le contrepoint aux oppositions scandale - morale, vice - vertu, équilibre - démesure est sans doute l'appel de Laclos au lecteur à considérer que la condition humaine est ce tiraillement des contraires qui rend tout idéal inaccessible.

Éléonore Pralle