Un peu de cynisme de ma part dans le choix de ce titre, pourtant tiré du roman dont nous allons parler ce soir. Oui, un peu de cynisme, parce que l'honnête homme en question n'est pas exempt de reproches, bien au contraire. Et parce que celui qui parle est tout sauf un modèle d'honnêteté... Bref, un duel entre deux personnages qui se haïssent cordialement, et de longue date. Mais, tout cela se passe dans un contexte géographique et historique tout à fait particulier qui donne à ce court roman (à peine 200 pages, c'est presque trop court) une vraie force. "La terre des Wilson", nouveau roman de Lionel Salaün qui vient de paraître aux éditions Liana Levi, est un mélange de roman noir et de roman historique, aride et poussiéreux à souhait, un affrontement crépusculaire entre deux êtres, deux modes de vie, deux époques, presque deux pays, l'un mourant, l'autre en train de (re)naître...
C'est le printemps, dans l'Oklahoma. Enfin, si on peut dire, car ce mois d'avril 1935 est déjà particulièrement chaud et cela n'arrange pas la sécheresse qui règne sur cette région depuis des années. Pire encore, depuis quelques années, cet Etat et ses voisins sont frappés par des tornades. Rien d'inhabituel, sauf que l'aridité et le défrichage les ont transformées en tempêtes de sable...
C'est dans ce décor quasiment désertique que vit depuis toujours Samuel Wilson, accroché à ces arpents de terre qui lui appartiennent, une terre de moins en moins fertile. Wilson est le dernier à vivre là, les autres familles qui habitait ce hameau perdu au milieu de nulle part ont rendu les armes deux ans plus tôt.
Enfin, Samuel Wilson n'est pas tout à fait seul : il vit avec Annie Mae, une femme qui pourrait être sa fille, et leur enfant, la jeune Maggie. Sans oublier Jessie, la mule. Cette dernière n'est pas juste une bête de somme, elle est depuis des années le punching-ball de Samuel Wilson, qui se défoule sur elle lors de ses fréquents accès de rage.
En cette chaude journée, alors que Samuel travaille à l'écart de cette ferme paumée, Annie Mae a la surprise de voir débarquer une automobile ultra-moderne comme elle n'en a jamais vu. Au volant, un jeune homme qu'elle ne reconnaît pas tout de suite. Et puis, soudain, elle percute : face à elle, son amie d'enfance, Dick, le fils de Samuel, qu'elle n'a plus vu depuis 15 ans.
Depuis le jour où, après avoir pris une énième raclée qui a bien failli le tuer, le gamin, âgé alors de 12 ans, a quitté la ferme et la région. Annie Mae le croyait mort, depuis tout ce temps. Et même si elle imaginait qu'un jour, il puisse revenir chez lui, jamais elle n'aurait pensé le voir arriver dans cette luxueuse voiture, sapé comme un milord avec l'assurance que procure la richesse...
Mais que fait-il là, ce fils prodigue de retour en grande pompe devant sa bicoque natale, sous la fournaise et la poussière ? Et comment peut-il afficher une telle opulence alors que, depuis 6 ans, depuis ce sinistre jeudi noir et le krach boursier, la misère s'est abattue sur le pays, en tout cas, sur une bonne partie du peuple américain qui peine à joindre les deux bouts ?
On est dans le vif du sujet dès les premières pages de ce roman. On se retrouve dans ce lieu abandonné, même pas assez grand pour ressembler aux villes fantômes des westerns et sans doute encore plus misérable et désolé. On se retrouve sous ce soleil impitoyable, sans ombre pour s'abriter, et au milieu de cette plaine désormais couverte de poussière.
On est loin désormais de ces grandes plaines, qui rappellent également la conquête de l'ouest. Les anciens territoires de chasse indiens ont été tellement exploités et défrichés qu'il n'en reste plus rien, et c'est pour cela que les tornades, habituelles dans cette région des Etats-Unis, se transforment en ces redoutables tempêtes de sable qui ont valu à cette période le surnom de Dust Bowl.
Si ce n'est pas la joie pour les paysans, ça ne l'est pas plus pour les ouvriers et les employés. Nous sommes en plein pendant la Grande Dépression, conséquence de la crise économique de 1929. Les taux de chômage, dans les villes, atteignent des records, on a même ouvert, comme on le voit dans le livre de Lionel Salaün, de véritables camps qui accueillent les plus démunis, bidonvilles sordides.
Troisième élément important de cette histoire, c'est le Volstead Act. Ce texte, voté en 1919, a inauguré la Prohibition. L'alcool était interdit sur le territoire américain, avec, pour conséquence, la fabrication clandestine et un trafic généralisé. Le lit idéal des mafias, dans l'Oklahoma comme dans le Chicago d'Al Capone.
En 1935, cela fait deux ans que la Prohibition est officiellement terminée. En tout cas, au niveau fédéral. Mais certains Etats, dont l'Oklahoma, ont décidé de maintenir l'interdiction, ce dont se sont réjouis les trafiquants qui ont pu continuer leur business auprès d'un public prêt à payer, et à payer cher, pour s'envoyer quelques verres d'alcool fort derrière la cravate.
Enfin, dernier point important, l'Oklahoma, voisin du grand Texas, attire depuis peu la convoitise des prospecteurs. On parle même d'une possible nouvelle ruée vers l'or, mais vers un or noir, cette fois : sous ce sol en voie de désertification, se cacherait une manne pétrolière inestimable, selon certains spécialistes. D'autres doutent de la taille des gisements, mais, quoi qu'il en soit, il y a de l'argent à faire.
Voilà le contexte très particulier dans lequel se déroule "La terre des Wilson". Si Annie Mae ignore sans doute le détail de tout cela depuis son coin perdu, elle sait en voyant l'allure de Dick que tout cela est trop beau pour être honnête. Mais, le jeune homme, s'il affiche sa... disons, réussite, est beaucoup plus discret sur ce qu'il a fait pour en arriver là...
Entre l'enfant parti 15 ans plus tôt et l'adulte plein aux as qui débarque ce printemps-là, il y a une aura de mystère qui sent le soufre... Mais, Dick assume : une seule chose l'intéresse dans la vie, faire du fric, et peu importe la manière d'accumuler ces jolis billets verts. Son passé, on en découvre un pan au fil des chapitres, mais l'important, pour lui, désormais, c'est ce qu'il veut faire...
Face à lui, un père usé par le travail ingrat de cette ferme ensablée. Samuel n'a pas 50 ans, mais il se sent déjà au bout du rouleau. Cette terre, il lui a consacré sa vie, mais elle ne le lui rend pas vraiment. Si on peut douter de l'honnêteté de son fils, la sienne est clairement sans faille. Honnête, oui, mais méchant comme une teigne, violent et incontrôlable lorsqu'il se met en colère...
Dick s'en souvient bien, de ces tannées, celles qu'il a reçues, celles qui ont visé sa mère... Le reste, il s'en fout bien... Peut-être n'a-t-il pas gagné sa fortune de la plus honorable des façons, mais pour lui, il sera toujours supérieur à ce père indigne, qui aurait pu le tuer sans sourciller le soir où il a décidé de partir, sans se retourner.
Est-ce cette méchante terre qui a fini par déteindre sur l'homme chargé de la cultiver ? En tout cas, on comprend que Samuel n'a guère changé en 15 ans. Même s'il ne se défoule pas sur sa compagne d'infortune, son caractère ne s'est pas adouci. La mule trinque pour tout le monde. Quant à Annie Mae et Maggie, il les ignore depuis la naissance de la petite, qui a eu le tort de naître fille...
Entre les deux hommes, flotte donc ce terrible contentieux. Dick n'est pas le fils prodigue de la parabole christique. Bien sûr, il revient en ayant réussi dans l'existence, mais on ne l'accueille pas à bras ouverts chez lui, on ne tue pas le veau gras, pour fêter ça. Et lui n'est pas là pour faire la fête, mais bien pour solder les comptes.
Lionel Salaün est Chambérien, mais les Etats-Unis le fascinent. Il y a déjà situé un de ses précédents romans, "le retour de Jim Lamar", qui met en scène un autre personnage de revenant, si je puis dire. Pas un fils battu, cette fois, mais un soldat rentrant au pays après cette guerre absurde qu'on l'a envoyé faire au Vietnam.
Pour ce nouveau roman, il se place clairement sous l'égide des auteurs de "la Génération perdue", en particulier Steinbeck (on pense aussi bien à "Des souris et des hommes" qu'aux "Raisins de la colère") mais aussi Faulkner, pour le côté très noir de cette histoire. On pourrait rêver pire parrainage, et Lionel Salaün s'en sort franchement bien, car l'atmosphère qu'il créée est étouffante, oppressante.
Mais, d'autres cousinages, diront nous, m'ont semblé apparaître dans ce roman. Dick est un personnage qui ne déparerait pas, si ce n'est dans l'univers mafieux d'un Mario Puzo, dans la trilogie Coughlin de Dennis Lehane. Sa vie pendant ses 15 ans d'absence n'est qu'esquissée parce que ce n'est pas le sujet central du roman. Mais, cette période pourrait faire l'objet d'un autre roman à elle seule.
Enfin, si on veut continuer à ce petit jeu, on pourrait aussi penser, je trouve, à un auteur irlandais encore tout jeune dans la carrière, mais déjà très remarqué : Paul Lycnh, qui possède aussi le même genre d'univers crépusculaire et avançant inexorablement vers la noirceur... J'arrête là ces comparaisons, mais cela devrait vous montrer à quel point je suis ravi de cette découverte.
Avant de clore ce billet, je voudrais vous parler brièvement de deux personnages que je n'ai pas évoqués jusqu'ici. Le premier s'appelle Jasper, et c'est sans doute le personnage qui, par sa candeur, m'a le plus touché dans cette histoire. Il est un peu le pendant de Dick, l'autre face d'une même médaille, celui qui, malgré la difficulté, n'est pas tombé du côté obscur.
Le voilà, tiens, notre personnage foncièrement honnête et au coeur pur. Celui qui, si on en croit le titre de ce billet, ne sera jamais récompensé à la hauteur de ses mérites... A vous de voir, mon avis est fait, personnellement. Avec Annie Mae et la craquante Maggie, il est l'un des rares personnages lumineux de cette histoire.
Et puis, il y a une personne qui est au coeur de ce roman, bien malgré elle. Elle s'appelle Sally. Sally McPherson, pour donner son nom complet. Et Sally Wilson, si l'on veut donner son nom d'épouse. Oui, c'est la femme de Samuel et la mère de Dick. Si on cherche à cerner les motivations du retour de Dick dans cet endroit sinistré, on se demande également ce qu'elle est devenue... Motus !
Je m'arrête là, mais je crois que je pourrais vous parler encore longtemps de ce roman qui fait ressentir au lecteur les désagréables picotements sur la peau du sable soulevé par les tempêtes successives. J'aimerais vous évoquer cette fin, un peu spéciale, qui laisse à chacun le choix de la lecture et de ce qu'on met derrière...
Tous les lecteurs n'aiment pas les fins ouvertes, celle-ci est tout à fait intéressante, jouant avec les personnages du roman et le contexte particulier dans lequel ils évoluent... Mais là encore, n'en disons pas plus, si ce n'est qu'il est indispensable de lire la page d'annexe, intitulée "Roman et réalité", qui clôt le livre.
Et, une fois cette page tournée, vous ressentirez peut-être comme moi l'envie de prendre une bonne douche fraîche. A la fois pour faire retomber la température, on cuit, dans ce désert qui ne veut pas dire son nom, et pour chasser le sable et la poussière qui en ont profité pour s'immiscer partout... N'aurais-je pas un peu trop d'imagination ?