"Ceci est l'histoire de Benoît. C'est une histoire de poux, d'errance et de sainteté".

J'ai choisi de prendre les deux premières phrases de notre livre du jour comme titre de ce billet. Je les trouve à la fois représentatives de l'histoire, intrigantes mais aussi, avec ces poux dont on se demande un peu ce qu'ils viennent faire là, une parfaite introduction au parcours marginal d'un garçon différent... Il y a peu, nous évoquions Joseph Vacher, "le chemineau de Dieu", redoutable assassin. Avec "Frère des Astres, deuxième roman de Julien Delmaire, paru ce printemps aux éditions Grasset, nous avons sa parfaite antithèse : un vagabond, entre folie et mysticisme, un personnage profondément humain et doux, tellement décalé dans la société contemporaine dans laquelle il évolue et qui va rencontrer des gens qui, comme lui, on adopté, par choix ou non, des existences en forme "d'itinéraires bis"... Un roman plein de poésie dont je suis sorti apaisé, mais aussi plein de questionnements. Certains spirituels, d'autres sur Benoît lui-même...
Benoît naît à Amettes, dans le Pas-de-Calais, dans ces corons qu'une chanson immortalisera quelques années plus tard. Il est l'aîné d'une fratrie qu'on devine assez nombreuse, dans un milieu ouvrier. Son père est communiste et délégué syndical de son entreprise, mais ce ne sont pas dans les oeuvres de Marx que le jeune Benoît se plonge dès l'enfance, mais dans l'évangile selon Saint-Luc...
A la surprise de son père, Benoît est un garçon solitaire qui prie très souvent, plongeant dans des espèces d'extase qui peuvent inquiéter qui n'a pas une foi profonde. A l'école, dans la cour de récréation, l'enfant se tient souvent à l'écart des autres mais intervient pour venir en aide aux plus faibles, au souffre-douleur, quitte à prendre lui aussi des coups.
De Benoît, on dit sans doute qu'il est bizarre. Peut-être même différent, avec tout le côté péjoratif qu'on peut mettre dans ce mot. Mais, malgré ses comportements atypiques, Benoît est un garçon au coeur pur, attentif aux autres, porté par cette foi profonde et son amour pour la Vierge Marie, qu'il exprime qui pourrait choquer, cette fois, les plus croyants.
Il atteint la vingtaine lorsque son père, qui combattait le cancer depuis quelques années déjà, finit par rendre les armes, laissant son épouse seule pour s'occuper de la famille. Mais, celle-ci, inconsolable, noie son chagrin dans l'alcool, au grand dam de Benoît, qui ne supporte pas de la voir ivre. Il en vient même à se cacher à l'heure de son retour à la maison pour ne pas la croiser.
Et puis, un jour, il prend la décision de partir. Ne laissant derrière lui qu'un poème maladroitement rédigé, sans informer ni sa mère, ni ses frères et soeurs, il se lance sur les routes, un simple baluchon sur l'épaule. D'abord dans le Nord, puis en Picardie, puis de plus en plus loin de sa ville natale... Il vit au jour le jour, profitant de la charité sans jamais la solliciter, rendant service quand il le peut...
Il est au contact de la nature, se fondant en elle, émule d'un Saint François d'Assise, possédant, d'ailleurs, comme l'illustre mystique, la capacité de communiquer avec les animaux. Pas verbalement, mais comme si un fluide passait entre eux et lui... Et puis, jamais il ne se sent seul, puisque, dès qu'il le peut, il prie.
Pour cela, il évite les lieux les plus remarquable et les plus fréquentés, préférant à l'opulence des cathédrales et des églises officielles, la pauvreté de sites à l'abandon, de chapelles en ruines ou de sanctuaires de bord de route. Et, comme depuis sa tendre enfance, lorsqu'il s'abîme dans la prière, c'est pour la vivre tellement pleinement qu'il frôle l'extase et impressionne ceux qui le voient dans cet état...
"Frère des Astres", dont le titre fait explicitement référence à Saint François et à son "Cantique des Cantiques", où il salue le frère soleil et la soeur lune, mais un titre qui comprend également un calembour résumant tout le paradoxe de ce qu'est Benoît, suit le périple du garçon qui va durer près d'une quinzaine d'années, au cours desquelles il va sillonner presque toute la France.
On retrouve chez Benoît cette même candeur, ce même lien profond et spécial avec la nature, pour laquelle il a un immense respect, qu'il apprend à connaître, dont il se nourrit, avec laquelle il se soigne, également, mais sans jamais chercher à la dominer, à s'imposer à elle. Il acquiert un vrai savoir qu'il dispense parfois, lorsque l'occasion se présente.
Mais, il y a aussi chez ce garçon, qui voyage chichement, à pied, négligeant parfois son hygiène (d'où les fameux poux du titre), exhalant une odeur puissante, hirsute et assez repoussant visuellement parlant, un côté Saint Jean-Baptiste lorsque celui-ci prêchait dans le désert de Judée, ne portant qu'un "vêtement en poil de chameau et une ceinture de cuir autour de la taille et se nourrissant de sauterelles et de miel sauvage", nous dit l'évangile de Matthieu...
Toutefois, il faut le préciser, Benoît n'est pas du tout un prosélyte. Il lui arrive d'évoquer Dieu et sa foi, mais jamais dans le but de convertir son prochain. Ce qui lui vaudra les remerciements d'un des hommes qu'il rencontrera au cours de son périple, athée pur et dur mais touché par ce jeune homme, et qui, lorsqu'il reprendra sa route, lui saura gré de ne pas l'avoir bassiné avec ça.
L'action de "Frère des Astres" se déroule à la fin du XXe siècle et jusqu'au début du XXIe. On a quelques repères chronologiques, mais Benoît semble imperméable à ce temps qui passe ainsi qu'au monde tel qu'il va autour de lui. Je donne cette précision parce que le personnage que nous fait découvrir Julien Delmaire est inspiré d'un personnage réel.
Le romancier s'est en effet inspiré d'un véritable vagabond mystique, Saint Benoît Labre, né à Amettes, au milieu du XVIIIe siècle. Vous pouvez jeter un oeil à la biographie que lui consacre Wikipédia, car, si Julien Delmaire s'en inspire, il ne s'agit ni d'un décalque, ni d'une pure transposition et donc, encore moins d'une biographie romanesque.
Alors, pourquoi ce choix de faire renaître Benoît à notre époque ? Eh bien, parce que, s'il dénotait sans doute un peu dans la société de son temps, dans un siècle des Lumières où la religion et la foi étaient sérieusement remises en cause, en le plaçant dans ce tournant du millénaire, l'auteur le confronte à d'autres problématiques, à un autre décalage bien plus évident.
Benoît va ressentir l'appel de Paris. De cette ville immense, lui qui n'a alors connu que les villages et la campagne. Là, il va découvrir et se mêler au monde des SDF. Un univers assez paradoxal, car, en apparence, il semble lui-même en faire partie, de part son mode de vie, mais dans lequel il ne se sent pas à sa place, parce que ce qui l'a mené là n'a rien à voir avec le malheur qu'il va côtoyer...
Benoît, en toute circonstance, est un homme heureux, reconnaissant à Dieu de son existence, profitant de chaque instant et essayant de faire le bien autour de lui... Il entre dans cet univers avec cette même candeur, se liant d'amitié avec un clochard auprès de qui il va passer quelque temps. A travers cet épisode, Julien Delmaire nous montre cette immense misère qui frappe encore, à l'époque où la France n'a jamais été aussi riche...
En fait, toute l'existence de Benoît est placée sous le sceau de la marginalité : une famille modeste qui peine parfois à joindre les deux bouts, une personnalité qui le tient à l'écart, cette existence vagabonde qu'il choisit, mais aussi toutes les rencontres qu'il est amené à faire au long des routes qu'il emprunte.
Bien souvent rejeté par ceux qui sont bien intégrés à cette société, montré du doigt, parfois moqué, quelquefois aidé, Benoît fuit ce monde-là pour se retrouver soit dans la solitude que lui offre la nature, soit auprès d'autres parias ou marginaux. Après les SDF, il fera d'autres rencontres très fortes, certaines auprès de personnes qui ont choisi de vivre autrement que dans la norme, d'autres qui sont exclus parce qu'ils sont différents...
Voilà toute la puissance du choix de Julien Delmaire : d'abord, il nous interpelle nous, puisque chacun d'entre nous a pu croiser Benoît ou un personnage comme lui, mais il l'installe dans cette société qui fabrique du rejet mais qui en suscite aussi de la part d'hommes et de femmes qui s'en écartent volontairement, pensant qu'une autre vie et un autre monde sont possibles.
Mais Benoît est unique. Sa trajectoire est personnelle et n'appartient qu'à lui. Sait-il d'ailleurs ce qu'il recherche véritablement ? Je ne le crois pas, il n'y a pas d'objectif, de but, dans le voyage de Benoît, il se laisse porter, simplement, sans se poser de question, sans ambition parasite, sans préjugé sur quoi que ce soit, jusqu'à une fin pathétique et bouleversante...
Jusqu'ici, je n'ai évoqué à propos de Benoît que des personnalités mystiques. Cette dimension-là est incontestable, même si elle questionne le lecteur, qu'il soit croyant ou non, d'ailleurs. Croyant, on a face à soi un personnage qui vit sa foi avec une intensité insolite, non croyant, on pourrait facilement (mais peut-être un peu trop hâtivement) le qualifier d'illuminé...
Pourtant, si vous lisez la quatrième de couverture du livre, ce sont d'autres références qui apparaissent, des références bien plus profanes. D'abord Jack Kerouac, écrivain américain culte, auteur de deux livres qui pourraient tout à fait coller à la personnalité de Benoît : "Sur la route", évidemment, mais aussi "les clochards célestes".
Si Kerouac est tourné vers la pensée bouddhiste, dans ce deuxième ouvrage, et non, comme le Benoit de Delmaire, vers une foi catholique plus traditionnelle dans un pays occidental, pour le reste, il y a cette même inspiration, cette même aspiration spirituelle, et cette même volonté de se tenir à l'écart des villes, incarnations de cette société que les personnages de Kerouac évitent absolument.
Et puis, l'autre référence en quatrième de couverture, c'est Johnny Cash. Un enfant de la Grande Dépression, qui a connu le travail aux champs dès sa tendre enfance puis qui a choisi de se rebeller en musique. Le lien peut sembler moins évident avec Benoît, et pourtant, chez le "mauvais garçon", Johnny Cash, il y a aussi des révélations, même si elles sont liées pour le chanteur, à l'abus de drogue puis au sevrage.
Mais, justement, on retrouve là un point que je n'ai pas encore évoqué, volontairement, à propos de Benoît et qui va nous servir de conclusion à ce billet. Cet élément, c'est le choix des parents de Benoît de le faire examiner par des spécialistes lorsqu'il était enfant, afin de savoir ce qui clochait chez lui. Le diagnostic fait état de "tendances schizophréniques" et de "soupçons de bipolarité".
Ces mots, on les trouve en tout début de roman, ils ne seront évoqués qu'une seule fois et on y reviendra jamais et, lors de son départ sur les routes, Benoît jettera ses pilules au fumier et ne prendra plus jamais aucun traitement autre que ceux qu'il concoctera, et pour soigner les maux de son corps, pas ceux de son esprit.
La question du mysticisme, d'un point de vue scientifique, revient souvent dans l'actualité, au gré des recherches scientifiques et historiques. Je ne vous cacherai pas que réduire Benoît à la maladie mentale dont il souffrirait m'attriste profondément. Mais, c'est sans doute le cas, ce qui ne remet certainement pas en cause sa foi profonde.
On retrouve pourtant avec cet aspect-là une nouvelle critique de notre société actuelle qui, au contraire de celle dans laquelle vécut Saint Benoît Labre, connaît ces maux, à défaut de savoir les guérir. Mais, on le sait, la prise en charge de ces malades est un serpent de mer, en France et sans doute ailleurs, et la proportion de malades mentaux parmi les SDF est énorme.
Illuminé, Benoît ? Oui, sans doute, dans tous les sens du terme, alors, car, de ce personnage souvent sale et repoussant, étique et fragile en apparence, mais possédant une force morale et spirituelle rare, est extrêmement lumineux. Il y a sans doute matière à s'inspirer de ce garçon dans ce détachement qu'il adopte et ne se dépare jamais, dans cette joie de vivre permanente, dans sa candeur aux antipodes du cynisme contemporain.
Julien Delmaire déploie pour évoquer ce personnage hors norme, hors tout, même, une écriture pleine de poésie et de douceur, incroyablement visuelle, à base de phrases courtes, même d'ellipses, parfois, avec ces phrases qui démarrent régulièrement sans majuscule ni alinéa, comme s'il y avait eu une coupure, une absence.
Il regarde Benoît, le suit, presque avec un oeil de réalisateur de documentaire, avec un respect et une profonde empathie pour ce jeune homme si étrange. Une écriture qui touche le lecteur et lui transmet non seulement la force de ce parcours, jusqu'à ce qui peut déplaire, rebuter, les odeurs, la crasse, les poux, encore eux, mais aussi la brillance de ce garçon.
J'ai été profondément ému par ce livre, sur le plan personnel, vous l'aurez compris, à travers les thèmes abordés dans ce billet, la relation à l'autre, au monde. Mais aussi, sur le plan spirituel car, quoi qu'on pense, qu'on soit croyant, agnostique ou athée, il y a dans cette démarche quelque chose qui interpelle, bouscule, interroge.
Mais surtout, je suis sorti comme apaisé de cette lecture. Oh, bien sûr, le destin de Benoît, la fin de son parcours, tellement symboliques de tout ce que dit le livre au fil de ses pages, laissent un peu groggy, jusqu'aux tréfonds. Mais, il y a une telle sérénité chez Benoît qu'elle est contagieuse. Comme sa joie, comme sa confiance, comme sa douceur, comme son altruisme...
Alors, oui, Benoît est sûrement malade, sa place n'est sans doute pas sur les routes, si l'on s'en tient à des critères orthodoxes de vie en société. Et pourtant, "Frère des Astres", c'est tout le récit d'un fabuleux épanouissement, loin des normes, des règles, de toute logique collective ou sociétale. Dans une démonstration poussée jusqu'à l'absurde. Et qui n'en est que plus belle.