"Même quand on ne chante pas ça chante, on vit, (...) ça mène à quelque chose".

Six lignes. La quatrième de couverture de notre roman du jour, dans sa version poche, fait simplement six lignes. C'est dire si on part un peu à l'aventure en s'attaquant à ce roman qui, effectivement, nous réserve bien des surprises. Une plongée dans une destinée artistique, placée sous le signe de la musique, mais aussi, une sorte de voyage qui laisse penser que rêve et réalité ne sont jamais très éloignés. Avec "Gil" (désormais disponible en poche chez Folio), Célia Houdart nous offre le portrait d'un jeune homme en quête d'idéal, non, mieux, en quête d'excellence, quitte à faire des choix, à prendre des risques... C'est aussi le parcours d'une ascension hors d'un milieu familial délicat, dans lequel la musique aura été d'un grand secours. Mais, on peut aussi se demander quel prix, quels sacrifices une telle réussite demande...
Gil de Andrade est un jeune homme talentueux. Depuis son jeune âge, il joue du piano, progresse sans cesse, s'attaque à des morceaux de plus en plus difficiles... Et envisage d'en faire son métier, en passant par la case conservatoire. Tout au long de ce parcours, il a eu le soutien de professeurs attentifs qui l'ont mis sur la bonne voie.
Grâce au travail effectué aux côtés de Marguerite Meyer, il parvient à entrer dans la prestigieuse classe de Vlado Blasko, un professeur exceptionnel dont le simple nom fait rêver tous les virtuoses en herbe. Bien sûr, ce n'est qu'une étape, mais quelle étape, déjà ! Tant de candidats, si peu d'élus pour étudier et pratiquer l'instrument roi auprès d'un maître. Et parmi eux : Gil.
Pourtant, alors qu'il cherche encore ses marques dans cette classe, un doute naît dans son esprit. A l'origine, des vacances passées à Uzès, avec un ami. Le camping avec un copain, pas très loin de chez l'oncle de Gil. Sur la route, en descendant vers le sud, Gil le discret, l'introverti, le timide, avait repris d'une belle voix une chanson passant à la radio...
Et là, alors qu'il touche son rêve, qu'il est devenu l'élève d'un des meilleurs professeurs au monde, il ressent un autre appel. J'ai parlé de doute, plus haut, le mot est sans doute inadéquat, c'est une nouvelle envie qui germe : abandonner le piano et se lancer dans une carrière de chanteur, au sein du même conservatoire.
Dit ainsi, ça semble assez anodin, mais c'est presque un virage à 180°, car Gil n'a aucune expérience dans ce domaine. Bien sûr, il a les bases techniques, il est un excellent musicien, mais cela ne fait pas forcément de lui un chanteur. Pourtant, et Gil ne se l'explique pas lui-même, c'est comme s'il ne ressentait pas en lui le feu sacré pour le piano, alors que le chant l'attire comme celui des sirènes.
Vlado Blasko, qu'on pourrait imaginer vexé de ce revirement, les artistes sont parfois si susceptibles, va au contraire se montrer plus que compréhensif. "Ici, ce n'est pas une usine à fabriquer des pianistes. Dans ma classe, je forme des musiciens", dit-il à Gil, en appuyant sur le dernier mot. La phrase aurait pu sonner comme un reproche, c'est en fait un assentiment.
Et voilà Gil quittant la classe de piano du maître polonais pour intégrer, sur ses conseils, celle de Lucienne Franck. Voilà le début d'une trajectoire non seulement toute neuve, mais surtout un incroyable essor qui mènera le jeune homme là où il n'imaginait même pas aller un jour, y compris dans ses rêves les plus fous...
"Gil", ce n'est pas seulement cette nouvelle naissance, c'est aussi la carrière remarquable, mais pas tout à fait rectiligne, que va mener ce garçon. Il y aura de l'apprentissage, d'incontestables succès, des échecs douloureux, de nouveaux départs jusqu'à devenir un chanteur connu et reconnu, une star de ce microcosme qu'est l'art lyrique.
Comme je l'ai évoqué dans mon introduction, je ne savais pas vraiment à quoi m'attendre en attaquant la lecture de ce roman. Et très vite, j'ai été emporté, au point de le dévorer en une demi-journée. Bon, il n'est pas très épais, 200 pages à peine, mais j'ai été happé par le parcours de Gil. Sans doute, le fait que j'aie été chanteur moi-même, certes pas au même niveau que lui, mais tout de même, a dû jouer.
Je ne pense pas pour autant qu'il faille absolument être musicien soi-même pour apprécier ce livre. Mais, si vous l'avez été, vous devriez alors vous reconnaître dans un certain nombre de scènes de répétitions et de travail, avec les consignes du professeur, avec les ajustements techniques, avec les nuances à respecter et l'éternel recommencement pour toucher, effleurer la perfection.
Et, si je ne pense pas qu'il soit important d'être musicien pour aimer "Gil", c'est parce que la musique n'est pas une fin en soi, c'est un outil, un contexte dans lequel se développe le thème central de ce roman : une quête initiatique du beau, de la perfection, de l'excellence. On pourrait la retrouver ailleurs, dans toute autre pratique artistique, artisanale, sportive, même. Mais, ici, c'est la musique.
Et, si je parle de réussite, c'est parce que le milieu d'origine de Gil est important. Oh, pas tant le milieu social, on n'est pas dans Dickens, il ne faut pas exagérer. Le père de Gil, d'origine portugaise, travaille à la Poste et il y a sans doute eu quelques sacrifices pour lui permettre d'étudier le piano et de développer sa passion.
Mais plus que cela, il y a aussi la question de la mère de Gil... Elle est malade, dirons-nous si l'on parle pudiquement. Elle est folle, si l'on dit les choses franchement. En tout cas, voilà des années qu'elle vit dans une institution psychiatrique en Suisse. Et l'on sent bien que le sujet est douloureux, que père et fils n'abordent jamais cette question et que les visites annuelles font mal à Gil...
Voilà sans doute un des poids que la musique permet d'alléger. Pas d'effacer, car jamais le jeune homme n'oubliera celle qui lui a donné le jour. Mais, on peut aussi se dire que dans son ambition, et j'emploie ce mot dans un sens très positif, il y a, même inconsciemment, une certaine revanche à prendre sur le sort. Et un moyen, par-delà le mal qui la frappe, de rendre sa mère fière de lui.
Il y a une autre raison pour laquelle la lecture de ce livre ne nécessite pas forcément d'être musicien soi-même. D'avoir des connaissances dans le domaine. Car il y a une intéressante particularité dans le roman de Célia Houdart, qui permet au lecteur, même novice, même béotien, même peu attiré par l'opéra, de se laisser porter par l'histoire.
Certains lecteurs de ce blog me suivent peut-être sur les réseaux sociaux. J'y ai pris l'habitude, depuis quelques mois, de faire partager mes lectures presque en direct à travers les morceaux de musique, les oeuvres d'art, les lieux marquants, etc., que je suis amené à rencontrer au fil des pages. Voyant que Gil promettait une invitation musicale au voyage, je me réjouissais déjà d'en faire profiter mes amis.
Et puis, surprise... Un premier nom de musicien que je ne connais pas. Bon, après tout, je ne suis pas une encyclopédie et c'est même mieux, je ne demande qu'à découvrir. Mais, pas de trace du compositeur ou de l'oeuvre citée sur les moteurs de recherche... Bizarre... Nouvelles tentatives ? A chaque fois, en vain...
Voilà qui nécessite une recherche un peu plus poussée et, dans une interview de Célia Houdart, publié dans l'Obs au moment de la sortie du livre en grand format, je trouve la confirmation : tous les musiciens et toutes les oeuvres, et il y en a un certain nombre, cités dans "Gil" sont sortis de l'imagination de l'auteure...
Je me suis interrogé sur ce choix. Bien sûr, à ce point, ce sont des réflexions personnelles, celles du lecteur que je suis, pas des vérités absolues que je vais vous livrer. D'abord, je dois vous dire que ça m'a frustré, cette idée... La musique fait partie de la lecture, pour moi, je lis souvent en l'allumant en fond et j'aurais aimé entrer plus avant dans l'univers de Gil en écoutant son toucher de clavier puis sa voix. Ou en me les imaginant à travers des enregistrements.
Mais là, non, impossible. Et puis, d'autres éléments dans le livre, et en particulier son dénouement, m'ont poussé à approfondir la réflexion. Il flotte sur "Gil", en particulier dans la deuxième moitié du roman, quelque chose d'onirique. Le fait même de croiser des oeuvres imaginaires, comme le fameux "Deucalione", mythique opéra de Francesco Amati que Gil va contribuer à ressusciter, alimente cette impression qu'on est entre rêve et réalité.
Je le redis, c'est une impression personnelle, rien de plus. Je serais d'ailleurs bien en peine de définir une limite entre la réalité et le rêve, entre ce que vivrais Gil réellement et ce qu'il pourrait rêver vivre un jour... En fait, c'est comme si cette chanson à la radio qu'il reprend sans y prêter attention était le point de rupture, ce micro-événement qui fait diverger une histoire pour en faire une uchronie.
Peut-être d'autres auteurs partageront-ils cette impression, ou au contraire, me trouveront complètement à côté de la plaque. Mais, j'ai finalement mis au rebut ma frustration initiale pour plonger dans cet univers musical virtuel. Me créer mon propre univers musical dans ce contexte romanesque précis et faire fonctionner de plus belle mon imagination.
Et d'ailleurs, en jetant un oeil à la brève biographie de Célia Houdart, qui ouvre le Folio que j'ai en main, je vois qu'en plus de son travail d'écrivain, elle est aussi artiste et réalise des oeuvres sous forme de parcours sonores. Décidément, avec Célia Houdart, on est toujours en train de concevoir, d'imaginer, plus ou moins virtuellement. Mais souvent avec une finalité musicale.
J'ai évoqué le dénouement du roman, un mot. La scène finale est très déroutante. Là encore, même si je voulais vous en parler plus en détails, j'en serais probablement bien incapable... A chacun son interprétation, encore une fois. En ce qui me concerne, elle a renforcé cette idée d'une histoire étroitement associée au rêve, même si je me garderais bien d'affirmer qu'il s'agisse de cela.
Cependant, je dois dire que ce final a également alimenté ma réflexion sur un autre point. Là encore, c'est très subjectif, mais c'est une impression qui m'a accompagné pendant la majeure partie de ma lecture. Et cette impression, c'est la profonde solitude dans laquelle vit Gil. Une rançon de la gloire ? Peut-être, dans un second temps, mais d'abord un sacrifice nécessaire pour atteindre les objectifs fixés.
Il y a, dans ce livre, une quête initiatique, celle d'un jeune homme qui cherche sa voie (sa voix ?) et doit ensuite non seulement s'y épanouir, mais s'y maintenir et se rapprocher d'un idéal impossible à atteindre. Gil se découvre. Découvre un don remarquable. Mais sans travail, un don n'est rien, alors il faut sans cesse remettre le métier sur l'ouvrage et ce presque sacerdoce isole forcément un peu.
Le travail. Et le succès, aussi, plus encore, certainement. Pourtant, Gil n'est pas complètement seul, son parcours est jalonné de rencontres toutes plus importantes les unes que les autres qui vont faire de lui ce chanteur exceptionnel. Des opportunités qu'il saisit, des choix qu'il fait. Mais, rien de véritablement intimes, ce sont d'abord des relations professionnelles, artistiques.
Pourtant, je le redis, Gil n'est pas seul : son père, l'ami avec lequel il part à Uzès, ce fameux voyage qui va conditionner la suite de sa vie, un camarade de conservatoire, un agent... On lui découvre même des relations amoureuses, mais, pour l'une, difficile à pérenniser en raison des emplois du temps et l'autre qui va durer longtemps, c'est vrai, mais que le lecteur n'est pas invité à découvrir plus avant.
Et cela donne un côté très humain à ce personnage parfois un peu froid, peu expansif mais qui s'anime véritablement, qui prend vie lorsque la musique lui prête son souffle. Gil ne se consacre pas seulement à elle, elle lui rend son abnégation, son travail mais aussi sa passion en le transformant. En en faisant un Artiste.