Le carrefour (Arnaud Floc’h – Grégory Charlet – Editions Grand Angle)
Elias Baumer travaille pour une compagnie d’assurances. Il traite ses dossiers de manière sérieuse et appliquée, sans s’attarder sur l’aspect humain des litiges. « Elias, l’émotivité et vous, ça fait deux », dit de lui son patron. Le truc d’Elias Baumer, c’est de passer des heures et des heures à construire des maquettes détaillées des lieux où se sont déroulés les sinistres sur lesquels on lui demande d’intervenir. Il faut dire qu’il a beaucoup de temps à consacrer à son travail, étant donné que sa femme l’a quitté une dizaine d’années plus tôt en emmenant avec elle leur fille Marianne. Le seul moment de la semaine où il voit encore sa fille, c’est le vendredi à 17 heures, lorsqu’il se rend sur la tombe de sa mère. Mais le père et la fille n’ont pas grand-chose à se dire. Pire même: elle semble lui en vouloir pour quelque chose. Bref, la vie d’Elias est plutôt triste. En ce mois de mai 1968, il y a pourtant du changement dans l’air, comme dans l’ensemble de la société. Alors que l’essence commence à manquer un peu partout à travers le pays en raison des manifestations qui secouent Paris, Elias Baumer décide pour la première fois de sa vie de désobéir à son patron. Ce dernier lui demande de s’occuper en priorité d’un accident d’autocar ayant entraîné la mort de 15 enfants, mais Elias n’en a cure: il préfère se rendre dans le petit village d’Yvette-sur-Loing, afin d’y enquêter sur une série d’accidents qui ont tous eu lieu au même endroit: le carrefour de l’Etoile rouge. D’où vient son obsession pour ce fameux carrefour? Au fil des pages, on va se rendre compte que ce dossier est loin d’être un dossier comme les autres. Tout d’abord parce que tous les habitants du village semblent vouloir empêcher Elias de s’intéresser de trop près à leur carrefour, malgré les nombreuses victimes. A commencer par les deux garagistes d’Yvette-sur-Loing, pour qui ces accidents à répétition constituent un fameux gagne-pain. Mais surtout, Elias lui-même semble lié à ce carrefour. Et si c’était là que tous ses ennuis avaient commencé un funeste soir de 1955?
« Le carrefour » est clairement l’une des bonnes surprises de ce début de printemps. Sans avoir l’air d’y toucher, le roman graphique d’Arnaud Floc’h et Grégory Charlet parvient à installer une ambiance étrange et vaguement inquiétante. En lisant cette BD, on pense à des séries télé telles que « Twin Peaks » ou « Broadchurch », notamment parce que tous les habitants du petit village d’Yvette-sur-Loing semblent à la fois coupables et complices, certains d’entre eux ayant carrément basculé dans la folie. Le fait que l’histoire se déroule en mai 1968 participe également à cette ambiance particulière, dans la mesure où ce contexte de désobéissance semble libérer Elias Baumer et lui donne enfin l’occasion de crever l’abcès par rapport à son passé. Le scénario d’Arnaud Floc’h est bâti sur une série de flash-backs qui permettent petit à petit au lecteur de comprendre le comportement bizarre de cet assureur a priori sans histoires. Mais ce qui est surtout très fort dans ce récit, c’est qu’il parvient à garder le lecteur en haleine, même si au final il ne se passe pas grand-chose. Elias se contente en effet de rencontrer et d’interroger les différents habitants du village. La réussite de l’album « Le carrefour » tient certainement aussi dans la qualité de ses dessins. Les traits de Grégory Charlet sont très simples et très justes. Mais surtout, le dessinateur parvient à jouer magnifiquement avec les couleurs pour créer une atmosphère à la fois légère et oppressante.