Petite histoire de Saint-Valentin qui ne finit pas bien sans pour autant finir mal.
1993… Un 14 février, dans la serre intérieure du CÉGEP Maisonneuve… Disons d’abord que j’ai terminé mon CÉGEP en 1980. Mai 80, vous vous souvenez ? Treize ans plus tard, je tenais une table d’information publique sur une association jeunesse dans la serre centrale qu’enserraient des locaux plus conventionnels et que surmontait un toit qui laissait passer la lumière et débordait de plantes. La notion de « jeunesse » s’étirait jusqu’à 35 ans dans cette association, et j’en avais 33. On voulait offrir une alternative aux bars en organisant des soirées sans alcool. Il y avait beaucoup de monde et toute sorte de monde. Ajoutez le bilinguisme de l’événement et vous avez une idée de l’atmosphère très fébrile juste de l’autre côté de la porte à cause de la musique, mais très zen de mon côté. J’étais assis à une table avec des dépliants, des « flyers », annonçant nos événements futurs. Un hurluberlu que je connaissais, André, entra dans l’espace jardin et dix secondes de musique tonitruante le suivirent par l’ouverture de la porte. Nous avions probablement le même âge. Sauf qu’on pourrait décrire le personnage en disant simplement qu’il s’était enfargé les pieds dans les années soixante. Les cheveux longs, retenus par un bandeau de cuir, comme moi à quinze ans. Une chemise indienne et un jean usé complétaient le portrait, si on ajoutait le sac en macramé qu’il trainait toujours comme une sacoche.
Soudain, surdose de musique : Styx, « suite Madame Blue » nous fit tourner la tête. Un magnifique visage apparut dans l’embrasure nous révélant une jolie jeune femme souriante dans la vingtaine. Elle regarda un peu partout avant d’entrer et de nous dévoiler son corps superbe, moulé par un jean et un chandail. Elle avait un petit quelque chose de Marilyne Monroe. J’étais séduit alors qu’André était carrément en rut.
— Bonjour ! aborda-t-il, un peu fort et très maladroitement, comme si l’incarnation de ses plus sublimes fantasmes se tenait devant lui, ce qui était le cas.
— Hi ! répondit-elle en me regardant.
— Hi !
Et je lui présentai mes flyers.
— Are you alone ? demanda maladroitement André.
Isabelle le regarda avec un gros point d’interrogation.
— Are you single ? ai-je traduit.
— Yes, me répondit-elle avec un beau sourire, à moi seul destiné.
— My name is André, intervint André.
— And yours ? me demanda Isabelle.
— Denis.
Je tentai de lire son nom sur un petit carton épinglé à un sein juste bien porté. Elle suivit mon regard.
— Isabelle.
— J’ai écrit un livre de poésie ; ça te tenterait-tu de le lire ? fit André, qui s’imposait.
Je traduisis automatiquement.
— He said : « I wrote a book, poetry. Do you want to see it ? »
— Yes…
— Isabelle, I just translated. The question came from him. And your answer is ?
— No.
André avait compris malgré son anglais très limité. Mademoiselle Isabelle ne comprenait pas du tout le français et n’était pas intéressée à la peau et zizi d’André.
— I thought that you wrote a book.
— I did, ten years ago, a book for children.
— I would like to read it.
— In French ?
— Why not ?
Et elle retourna dans l’autre pièce – le vivoir pour ceux qui sont allés à Maisonneuve – où la musique l’engloutit.
— Mais qu’a-t-elle dit ?
— Qu’elle lirait bien mon livre…
— Et le mien ?
— On n’en a pas parlé.
André était déçu. Il décida de la suivre dans un gros rock qui sortait du vivoir.
Et elle s’en alla, me laissant ébahi et bien bandé. Elle a disparu de ma vie et je ne l’ai jamais revue, ni ce soir-là ni un autre jour. Connaissant mon manque de confiance, Petit Jean eut ce bon mot : « Je suis certain qu’André n’a pas eu le même traitement. »
Notice biographique
« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée. Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie. Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 :La lumière différente, un conte fantastique pour enfants. Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires. Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉR Les chroniques du jeune Houdini. D’autres romans sont en chantier… »