Matthieu Bonhomme est l’un des dessinateurs de BD les plus talentueux de sa génération. Depuis le début de sa carrière, il a travaillé avec des scénaristes de renom tels que Fabien Vehlmann (« Le marquis d’Anaon ») et Lewis Trondheim (« Texas Cowboys ») mais il lui arrive aussi de signer lui-même les scénarios de ses albums. C’est le cas pour sa série « Esteban », qui raconte les aventures d’un jeune Indien engagé sur un baleinier, mais aussi pour « L’Homme qui tua Lucky Luke », qui vient de sortir en librairie à l’occasion des 70 ans du cow-boy qui tire plus vite que son ombre. Matthieu Bonhomme était de passage à Bruxelles cette semaine. On en a profité pour lui poser quelques questions sur la naissance de cet album très réussi, qui caracole actuellement en tête des ventes de bandes dessinées.
Comment est né ce projet de réinvention de Lucky Luke? Avez-vous été contacté par un éditeur?
Non, ce projet est avant tout une initiative personnelle. Il faut savoir que j’ai appris à lire avec Lucky Luke. Avant même ma naissance, mon père avait accumulé une vingtaine d’albums de la série dans sa bibliothèque. Du coup, dès que j’ai eu l’âge de pouvoir manipuler ces livres, je m’en suis emparé. J’ai tout de suite été fasciné par les images, vu que j’adorais jouer au cow-boy étant petit. Après, j’ai évidemment découvert d’autres BD, mais Lucky Luke est toujours resté ma série préférée.
Est-ce qu’il y a un album particulier qui vous a marqué à cette époque?
Pas vraiment non, parce que je les lisais dans un ordre aléatoire, mais par contre, il y avait des couvertures qui me fascinaient. Mes premiers dessins sont des décalquages de couvertures de Lucky Luke, notamment « Sous le ciel de l’Ouest », où il est assis sur une palissade à lancer son flingue, et « Rodéo », où il saute sur un cheval et où on ne le reconnaît même pas tellement c’est dynamique.
Vous avez une passion pour le western en général?
Oui, bien sûr. En embrassant l’univers de Lucky Luke, j’ai embrassé l’univers du western dans son ensemble. Ma passion a notamment été entretenue par une frustration vécue lorsque j’étais enfant. Je me suis retrouvé un soir chez mon voisin de palier, qui était un bon copain. D’habitude, à cette heure-là, j’étais déjà au lit mais là, j’ai exceptionnellement pu rester avec lui pour regarder le début du film « Les Sept mercenaires » à la télé. J’étais en transe, complètement happé par l’histoire. Alors, vous imaginez ma déception quand vers 21h30, mon père m’a fait signe qu’on devait y aller et que j’ai raté la fin du film. C’était horrible! (rires)
J’imagine que vous vous êtes bien rattrapé depuis lors…
En réalité, je n’ai vu la fin des « Sept mercenaires » que des années plus tard! Mais bien sûr, entretemps, j’ai laissé libre cours à mon appétit sans fin pour le genre et je me suis progressivement fait ma culture western. Plus récemment, j’ai accumulé beaucoup de documentation et revu pas mal de films lorsque j’ai réalisé les deux albums « Texas Cowboys » avec Lewis Trondheim.
Avez-vous revu certains films spécifiques avant de vous lancer dans ce Lucky Luke?
Oui, lorsque j’ai reçu le feu vert de l’éditeur pour faire cet album, je me suis évidemment demandé ce que j’allais raconter. Pendant trois mois, j’ai donc bouquiné et visionné pas mal de trucs, en baignant dans une atmosphère de western et en notant dans un carnet toutes les idées qui me plaisaient, que ce soit un bout de dialogue ou une situation. C’est ce qui explique pourquoi certains éléments de « L’homme qui tua Lucky Luke » s’inspirent d’un film comme « Règlements de comptes à OK Corral ». Mon personnage Doc Wednesday est clairement un hommage au Doc Holliday d’OK Corral. L’idée d’une fratrie de shérifs plus ou moins corrompus vient elle aussi de là. Un autre film qui m’a inspiré, c’est « La cible humaine », dans lequel Gregory Peck incarne une légende de l’Ouest qui se retrouve bloqué dans un saloon parce que tout le village est à la porte ou collé à la fenêtre en train d’observer ses moindres faits et gestes. Il y a un peu de ça dans mon album, étant donné que Lucky Luke est lui aussi une légende de l’Ouest. Il est habitué à cette notoriété: pour lui, c’est normal d’être une vedette. A côté de cette influence du cinéma, mon histoire comporte aussi des éléments plus personnels, auxquels je tenais beaucoup. Je voulais que mon Lucky Luke soit un personnage taiseux et solitaire, mais également profondément humain, épris de justice et généreux.
Et cette idée de « tuer » Lucky Luke, elle vous est venue dès le départ? C’est évidemment un titre très accrocheur…
Bien sûr, c’est de la pure provocation! Quand on est scénariste, on aime toujours un peu jouer avec le lecteur. A la base, je me suis souvenu d’une phrase d’un journaliste qui avait dit: « Lucky Luke est mort le jour où il a arrêté de fumer ». Comme de mon côté, j’avais envie de raconter ce moment où Luke décide d’abandonner la cigarette, je me suis dit que cela pourrait être une bonne idée d’en profiter pour également mettre en scène sa mort. Et puis bien sûr, le titre est un hommage au film de John Ford « L’homme qui tua Liberty Valance ». C’est un autre classique du western, qui fait lui aussi partie de mes grandes références cinématographiques.
Graphiquement, avez-vous eu du mal à trouver « votre » Lucky Luke?
A ma grande surprise, cela s’est fait très facilement. En réalité, j’avais l’impression de connaître Lucky Luke depuis aussi longtemps que mes autres personnages. Plutôt que de copier Morris, j’ai préféré partir de mon personnage Esteban, qui emprunte déjà quelques traits à Lucky Luke, et j’ai simplement décidé de le grandir, en changeant certains traits et en allongeant un peu son visage.
Si votre Lucky Luke ressemble à Esteban, cela veut dire qu’il est un peu Indien?
Si c’est le cas, c’est venu malgré moi. On m’a effectivement déjà fait la réflexion que dans mon album, Lucky Luke a les yeux bridés. Certains disent même qu’il a un côté un peu chinois. Mais ce n’est certainement pas voulu. Lorsque j’ai composé mon personnage, j’ai avant tout cherché à faire un cow-boy avec un regard plutôt perçant, histoire d’accentuer son côté à la fois tonique et malin.
Ce qui est frappant dans votre album, ce sont les couleurs. La manière dont vous les utilisez fait penser au style de Morris. Etait-ce un moyen pour vous de créer un lien avec la série originale?
Oui, ces couleurs sont un héritage de Morris. Mais en réalité, je les utilisais déjà de la même manière dans d’autres de mes productions. Utiliser des couleurs très marquées est un vrai choix graphique, qui permet d’être très efficace et d’attirer l’oeil du lecteur. Cela permet aussi de séquencer les ambiances, en faisant bien la différence entre l’intérieur et l’extérieur ou entre le jour et la nuit. Ces couleurs peuvent aussi avoir une dimension plus symbolique: dans mon album, à chaque fois que le personnage de Laura Legs apparaît, tout est rose, comme si sa présence irradiait son environnement de sa féminité. Cela m’a amusé de jouer avec ça.
Laura Legs est un très beau personnage de l’album. Vous aviez envie d’un personnage féminin fort?
Je me suis souvenu de cette danseuse qu’on voit apparaître dans « Le Grand Duc », et qui semble avoir une certaine complicité avec Lucky Luke, même si elle sait qu’elle ne l’aura jamais pour elle. On dit souvent que le western est un univers très masculin et c’est sans doute vrai en ce qui concerne les premiers rôles. Mais en réalité, dans tous les grands westerns, il y a aussi des très beaux rôles féminins, et ils sont souvent très émouvants. Je voulais d’un personnage comme ça dans mon histoire. Laura Legs me permet de nuancer le côté peut-être un peu manichéen de mon intrigue. Elle fait tomber les masques de par son supplément d’âme.
Il n’y a ni les Dalton ni Rantanplan dans votre album. Pourquoi?
J’y ai réfléchi bien sûr, mais à partir du moment où j’ai commencé à dessiner Lucky Luke dans un style semi-réaliste, je me suis dit que ce serait bizarre de dessiner aussi les seconds rôles dans ce même style, étant donné que ceux-ci sont en général particulièrement schématiques et codifiés chez Morris. Je ne voulais pas sortir les Dalton de ce code-là, car ça n’aurait pas fonctionné, comme on a pu le voir lorsqu’ils ont été adaptés au cinéma. Quant à Rantanplan, c’est déjà une satire de Rintintin. Du coup, en revenant à un berger allemand classique, j’aurais détruit l’effet comique, ça n’aurait pas collé.
Vu le succès de ce premier Lucky Luke, pensez-vous en faire un deuxième?
La décision ne m’appartient pas étant donné que ce n’est pas mon personnage, mais idéalement, mon rêve serait d’en faire plein! Cela dit, même si j’ai pris énormément de plaisir à faire cet album, je dois tout de même reconnaitre que c’est beaucoup de pression à assumer. Si jamais j’en fais un deuxième, j’ai bien peur que cette pression risque d’être encore plus forte. C’est ce qui s’est passé pour la suite du magnifique Spirou de Schwartz et Yann: elle a été jugée décevante par beaucoup et ne s’est pas très bien vendue. Je n’aurais pas envie de vivre la même mésaventure.
Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez en ce moment?
Pour l’instant, je travaille sur un sixième « Esteban ». J’ai également d’autres projets un peu différents qui sont en cours, mais sur lesquels je ne peux encore rien dire car c’est trop tôt. J’ai plein de pistes et d’envies, mais je ne sais pas encore exactement dans quel ordre elles vont arriver. J’essaie aussi de ne pas trop charger la barque.
Qu’en est-il du « Marquis d’Anaon »? Un nouvel album est-il prévu au programme?
Non, pas pour le moment. On se voit de temps en temps avec Fabien Vehlmann et on en reparle, mais il n’y a rien de concret. Cela dit, il ne faut jamais dire jamais. Qui sait, il y aura peut-être un jour un sixième Marquis d’Anaon, tout comme il y aura peut-être un deuxième Lucky Luke.