"Les hommes ont inventé les romans comme ils ont inventé Dieu, mais quelles inventions magnifiques, n'est-ce pas ?"

Même si je voyage énormément par mes lectures, je n'ai pas forcément toujours envie de découvrir les lieux dans lesquels je suis conduis. Cette fois, c'est un peu différent, car, je le concède, j'irais volontiers découvrir la Sardaigne... Cette île méditerranéenne est le cadre de notre roman du jour, mais pas vraiment sous l'angle carte postale que ce simple nom peut suggérer. Non, d'abord parce qu'on a une unité de lieu immuable, ensuite, parce que l'action, aussi folle soit-elle, n'a pas vraiment de lien direct avec ce paradis terrestre. Enfin, si, il y a un lien : Cagliari est la ville où vit l'auteure du roman dont nous allons parler, Milena Agus. "Sens dessus dessous", son nouveau livre, vient de sortir aux éditions Liana Levi, et nous propose une espèce de vaudeville sarde tournant autour d'une question un peu surprenante : qu'est-ce qu'être normal ?

Alice vit dans un appartement de la marina de Cagliari dont elle possède la copropriété avec sa tante. Elle a quitté son village natale de Sardaigne pour gagner la ville pour mener ses études, mais aussi parce que, après la mort brutale de son père, sa mère a perdu la raison. Alice écrit des poèmes et se rêve écrivain. Son lieu d'habitation a tout de la source d'inspiration idéale...
Au-dessus d'elle, vit un excentrique septuagénaire, originaire des Etats-Unis, Levi Johnson. Violoniste de jazz, il gagne encore sa vie en allant jouer sur des bateaux de croisière à la belle saison. Mais, on sent bien à sa tenue, à sa dégaine, que l'apparence lui importe peu. On le dit aisé, mais ça ne se voit pas, tant les choses matérielles lui passent au-dessus de la tête.
Mais, depuis un an, Mr. Johnson vit seul. Son épouse, en fait la plus riche des deux membres du couple, est partie, un beau jour, pour fuir un époux qu'elle juge un peu trop obsédé par le sexe pour leur âge vénérable... Mr. Johnson est bien malheureux mais, tout en restant persuadé que sa femme finira par revenir, il chercher quelqu'un pour l'aider à tenir son appartement.
Un appartement qui a de quoi faire rêver : il occupe la totalité de l'étage et offre une vue imprenable sur la mer... Un vrai rêve ! Tout le contraire de l'appartement du dessous, qui n'a vue sur rien et où l'on doit en permanence tirer les rideaux pour conserver un semblant d'intimité... Y vivent deux femmes, Anna et sa fille Natasha.
Or, Anna gagne sa vie comme femme de ménage. Un profil qui pourrait correspondre à ce que recherche Mr. Johnson pour organiser et tenir propre son intérieur. En apprenant que le Monsieur de l'appartement du dessus propose cet emploi assorti du gîte et du couvert, Anna accepte d'accompagner Alice à l'étage et obtient le poste.
Ainsi débute une aventure complètement burlesque qui va mettre en émoi les trois étages de cet immeuble jusque-là sans véritables histoires. Car, si l'excentricité de Mr. Johnson se révèle au premier regard, on va vite se rendre compte à quelques détails que chaque personnage affiche des comportements qui sortent de l'ordinaire. De la norme.
En effet, la relation strictement professionnelle entre Mr. Johnson et Anna va vite évoluer vers une relation qu'on va qualifier de sentimentale, même si le sexe semble y tenir une place importante... Anna, la sage Anna, qui s'habille dans des robes qu'elle coud elle-même dans de vieux rideaux ou de vieilles nappes, cache dans une malle des tenues tout droit sortie d'un sex-shop...
Sa fille, Natasha, complexée par ce prénom étrange qu'elle aurait préféré plus classique, est une demoiselle en apparence ordinaire... Mais, elle a une peur obsessionnelle d'être un jour quittée par son fiancé, comme son père a quitté sa mère. Et, si cela devait advenir, alors, affirme-t-elle, elle avalera du cyanure pour en finir immédiatement.
D'autres personnages, tout aussi surprenants, vont apparaître, reparaître, passer par l'immeuble, s'y installer, un temps ou plus longtemps, alimentant de leurs propres originalités cette situation qui, petit à petit, devient de plus en plus folle... On a l'impression, en pensant à Alice, observatrice de ce gentil bazar, qu'on est passé de l'autre côté du miroir.
Pourtant, c'est une autre constatation qui s'impose rapidement : les occupants des trois appartements de l'immeuble vont peu à peu constituer une véritable famille, mais plus dans la version du jeux de cartes des 7 familles. Un peu fofolle, unie mais toujours aux limites de l'embrouille, avec des désirs, des souhaits, des secrets, des non-dits...
Il y a quelque chose d'une pièce de Labiche dans tout cela, l'histoire ne plongeant jamais dans les délires d'un Feydeau. Pourtant, il y a vraiment un côté vaudeville dans ce livre, dont on imagine ce qu'il pourrait donner sur scène, avec les trois étages en guise de décor. Chacun chez soi et tout le monde chez les autres, on passe d'un palier à l'autre sans arrêt, au gré des humeurs des uns et des autres.
Vous allez me dire qu'on est dans une Italie de caricature, ou presque, avec ces immeubles où ça crie, ça gesticule. Oui, et non. Parce qu'on n'est pas forcément dans cette exubérance-là, il n'y a pas véritablement d'éclats de ce type et Alice joue plutôt les catalyseurs, recueillant les confessions de ses voisines et de ses voisins.
Richesse, pauvreté, origines sociales, religion, et même religions au pluriel, racisme, homosexualité, mariage, divorce, sexe, âge, parentalité, vue aussi bien du côté des parents que des enfants, adoption, éducation, tous ces thèmes sont abordés au fil des 150 pages de ce très court roman, dans une succession de saynètes pleines d'un humour pétillant.
On y découvre un peu plus les différents personnages, ceux que j'ai évoqués dans ce billet, et les autres, ils amusent, surprennent, agacent, émeuvent à tour de rôle, révélant des facettes qu'on n'attend pas forcément, suscitant des réactions, parce que leurs actes, leurs paroles, leurs choix, tout cela vient heurter la notion de normalité...
"Sens dessus dessous", traduction littérale du titre original du roman, porte d'autant mieux son nom qu'il y a, effectivement, toute cette mise en scène avec les étages. Mais aussi ce jeu de feintes permanent entre l'être et le paraître de ces personnages qui taillent en brèche cette normalité, ce fourre-tout auquel on donne parfois le nom de politiquement correct.
Ce gentil brouhaha rend cette petite communauté très attachante, même si un des personnages, particulièrement, mais je ne vous dirai pas lequel ici, donne envie qu'on lui mette les points sur les i. On se prend au jeu de cette folie douce qui fait de cet immeuble anonyme un lieu extrêmement vivant, à l'intérieur duquel on irait bien jeter un oeil...
J'ai déjà évoqué une tradition théâtrale bien française, on pourrait en ajouter une seconde. En effet, par instants, les situations prennent un tour tellement foufou, qu'on flirte avec l'absurde. Ionesco n'est pas très loin, on s'attend presque à entrer dans l'appartement des Smith, avec leur pendule qui sonne n'importe comment, et même à croiser la cantatrice chauve dans l'escalier...
Ce nouveau livre de Milena Agus, dont le sujet est tout de même bien moins grave que "Prends garde", dont nous avons parlé récemment, est servi par le même esprit. Pas d'esbroufe, un ton en apparence plein de légèreté et de fantaisie, mais mis au service d'une ironie et d'un fond gentiment satirique.
Avec son improbable casting, la romancière sarde, dont on se demande ce qu'il y a d'elle dans le personnage d'Alice et à quel point elle s'est inspirée de rencontres pour écrire ce livre, dénonce sans avoir l'air d'y toucher ces évolutions sociétales profondes qui se généralisent et qui, aux yeux de certains, remettent en cause des modèles traditionnels, des normes qu'ils voudraient immuables.
A lui seul, cet immeuble bouleverse toute cette assise d'une société occidentale, ancrée dans le catholicisme et le conservatisme, pour montrer tout autre chose, une sorte d'alternative qui fonctionne. En apparence, tout est normal. Dès qu'on gratte un peu, il y aurait de quoi faire se dresser les cheveux façon iroquois sur la tête des leaders de la Manif pour tous...
Un dernier mot : il y a une finesse narrative dans ce roman que je ne vais évidemment pas révéler, mais qui ajoute à l'immense tendresse que l'on ressent à la lecture du livre envers les différents personnages. Cet aspect-là nous ramène directement au titre de ce billet et à cette phrase qui conclut une des parties du livre.
Le travail de l'écrivain, de la romancière... Observer, raconter, oui, mais aussi imaginer. Il y a une rupture dans l'histoire. Une rupture qu'on pourrait qualifier d'éditoriale, car on se demande bien pourquoi elle intervient... jusqu'aux dernières lignes où tout s'éclaire et où le regard du lecteur pourrait bien s'embuer.
Oui, les émotions sont là. "Sens dessus dessous" n'est sans doute pas un immense livre, mais c'est un agréable bonbon qu'on doit laisser fondre pour profiter de toutes ses saveurs, des plus sucrées aux plus astringentes. Un roman porté par la tolérance, le respect de l'autre dans ce qui peut le faire dévier du portrait-robot du citoyen idéal.
Les normes imposées pour des questions morales ou dogmatiques sont ici dénoncées, moquées, et Milena Agus montre à quel point toutes ces idées-là sont superficielles car c'est bien de ces différences, de ces divergences, que naissent l'effervescence qui agite les habitants de l'immeuble, mais surtout un bien-être qu'on n'ose pas, peut-être à tort, qualifier de bonheur, même s'il est fragile.