Dans la lourdeur du temps, mais le cœur léger, je m’aventure parmi les ombres. Les arbres s’animent, le vent se lève. Sombre tableau en ce jour de Mardi gras.
Quand je n’étais qu’un jeune fils de cultivateur d’un rang de campagne, l’Halloween ne nous disait rien. Là-bas, chez nous, c’était au Mardi gras que ça se passait. Bas de nylon sur la tête et le visage, accoutrés de la vieille robe de maman pour les gars, des habits d’étable de papa pour les filles, nous, les jeunes de cette contrée reculée, déambulions sous les étoiles ou la tempête, guidés par les bancs de neige. Butinant d’une maison à l’autre, nous couvrions les champs de nos criailleries et de nos rires, nous incarnions les Bonhommes Sept Heures et autres monstres de la nuit, espérant, la prochaine porte franchie, quelques maigres gâteries, des galettes la plupart du temps, parfois des carrés de sucre à la crème et autres gourmandises faites maison, bonnes au goût, mais pas pour nos dents. Ce soir-là, une fois par an, une dernière fois, nous abusions des bonnes choses de notre humble vie, avant le lendemain, le mercredi des Cendres, point de départ du carême, de ces quarante jours de jeûne et d’abstinence. Institué au IVe siècle pour commémorer les quarante jours de jeûne de Jésus dans le désert, le carême permettait aux fidèles d’approfondir leur foi, de prier et, pour un temps, de s’éloigner des tentations matérielles, permettant au bon en chacun de refouler le vilain, lutte perpétuelle de nos deux visages.
Toutes les religions ont leur temps de sacrifices. Les musulmans ont le ramadan, les juifs, le Yom Kippour. On se prive de nourriture, d’eau, de vieilles habitudes. Certains ne se lavent plus, ne se parfument plus, évitent toute intimité conjugale. L’âme humaine peut tout supporter. On s’aliène des plaisirs de la vie pour repousser le malin dans l’espoir incertain du salut de son âme.
Ridicule !
Vraiment ?
Le sacrifice, mot désuet dans un monde narcissique, un monde du tout pour soi, tout de suite. Attendre est un calvaire. Prendre du temps pour un proche engendre des soupirs. En général, on se résigne. Comme le chante Dan Bigras, nous avons peur d’avoir froid en donnant notre chemise. Imaginez le sacrifice quand ça concerne un étranger. Du temps perdu pour soi.
Le bon visage l’emporte chez certains. Une sœur donne un rein à son frère ; le travailleur humanitaire secourt le démuni des contrées oubliées de Dieu ; un bénévole consacre du temps à une soupe populaire ; un homme sacrifie une parcelle de sa journée pour aider une vieille dame à traverser le boulevard ; une femme se penche sur un sans-abri étendu au sol par un froid sibérien. Autant de gestes gratuits, certains spectaculaires, d’autres osés, plusieurs anodins. L’ampleur du sacrifice importe peu, c’est le but qui compte. L’oubli de soi, pour un instant, pour l’autre. Le sacrifice rapporte. Faire ce qui demande un effort, hors des distractions du monde, lubrifie l’âme. Nous la sentons, nous l’aimons. Nous sommes heureux.
L’altruisme n’est pas donné à tous. Le temps manque, l’occasion ne se présente pas, la fatigue nous accable. Les bonnes excuses foisonnent. Réelles ou imaginaires. Mais voilà, nous haïssons nos travers, ces démons qui nous hantent. Nos mauvaises habitudes titillent notre amour-propre. Heureusement, l’esprit aspire à se surpasser, pour l’accomplissement de soi et le contentement qui en résulte. Par des résolutions, par des sacrifices, nous tentons d’anéantir ces démons. Nous nous abstenons de manger, de boire, malgré notre faim et notre soif. Nous sortons par un soir d’hiver pour une marche, un jogging, un entraînement. Nous avons résisté, nous avons vaincu la paresse, le diable et ses tentations. « Le sacrifice est le seul domaine aussi fort que celui du mal », écrivait André Malraux. Notre victoire nous réconforte, nous sommes forts, nous ne sommes plus ces loques emprisonnées dans nos péchés. La preuve est faite : nos faiblesses sont délébiles. Un sacrifice et hop! Propres-propres, fiers, nous nous félicitons de la maîtrise retrouvée. Puis, hélas, nous rechutons.
© Jean-Marc Ouellet 2016
Notice biographique
Jean-Marc Ouellet grandit dans le Bas-du-Fleuve. Médecin-anesthésiologiste depuis 25 ans, il pratique à Québec. Féru de sciences et de littérature, de janvier 2011 à décembre 2012, il a tenu une chronique bimensuelle dans le magazine littéraire électronique Le Chat Qui Louche. En avril 2011, il publie son premier roman, L’homme des jours oubliés, aux Éditions de la Grenouillère, puis un article, Les guerriers, dans le numéro 134 de la revue Moebius. Chroniques d’un seigneur silencieux, son second roman, paraît en décembre 2012 aux Éditions du Chat Qui Louche. En août 2013, il reprend sa chronique bimensuelle au magazine Le Chat Qui Louche.