"Bah merde alors ! On a un justicier masqué en ville !"

Il y a des figures incontournables, dans notre imaginaire collectif. Et quand je dis incontournables, c'est même parfois à la limite de l'overdose... Pourtant, voici un roman dans lequel sont confrontés deux de ces archétypes : le super-héros et le serial killer. Un roman dont il sera difficile de parler, car il est plein de surprises, dans le fond comme dans la forme, de l'intrigue jusqu'à la trame narrative qu'il utilise. Et, comme j'ai lu "Comme une ombre dans la ville", de Nicolas Zeimet (en grand format aux éditions du Toucan), peu de temps après son précédent thriller, "Seuls les vautours", il est intéressant de remarquer que ces deux livres sont sensiblement différents, avec toutefois quelques pistes de réflexions communes... Bienvenue à San Francisco, cadre de cette histoire pas ordinaire, construite autour d'un personnage qu'il est bien difficile de cerner...
Jérôme Dubois est un jeune Français, pas encore trentenaire, venu tenter sa chance aux Etats-Unis. Un peu plus de deux ans plus tôt, il a posé ses valises à San Francisco, peinant à voir sa carrière de dessinateur décoller. Mais, là, grâce au tuyau que lui a donné son meilleur ami, Michael, peu après leur rencontre, il a trouvé le boulot de ses rêves dans un studio produisant des comics.
Le voilà donc dessinant des super-héros pour gagner sa vie, un véritable rêve pour celui qui, enfant, timide, réservé, solitaire, ne semblait manifester que cet unique talent : le dessin. Devenu adulte, il n'a guère changé : Michael est une de ses rares relations, il a quelques liaisons qui ne durent jamais bien longtemps et consacre le plus clair de son temps au dessin.
Mais plusieurs événements vont venir perturber cette tranquille existence. Et, en particulier, une série de meurtres de jeunes femmes qui ensanglante la ville. L'une des victimes est une serveuse que Jérôme a rencontrée peu avant qu'elle soit assassinée et le dessinateur semble bouleversé par cette nouvelle...
Un serial killer est à l'oeuvre dans la ville et Jérôme se met en tête de retrouver sa piste. Car l'anonyme petit frenchie possède un don, un don qu'il n'a plus expérimenté depuis un moment, depuis son adolescence, un don qui pourrait lui permettre de sauver la vie de la serveuse et, par-là même, de découvrir l'identité de son assassin...
Oui, je sais, dit comme ça, ça semble fou, et, rassurez-vous, même à Jérôme, cela semble fou, mais son don lui a déjà permis, des années auparavant de sauver son père d'une mort accidentelle. La nature de ce don ? Ah, là, on arrive dans un domaine où je ne vais pas m'aventurer, il vous faudra le découvrir par la lecture...
Une chose est certaine, c'est que Jérôme ne se prend pas pour autant pour ces super-héros qu'il dessine. Il n'a pas l'intention de se costumer, comme Peter Parker, ce garçon timide auquel il pourrait s'identifier et qui devient Spiderman, pour faire régner la justice sur San Francisco, ville qui en aurait pourtant bien besoin, étant donné ses catastrophiques statistiques en matière criminelle...
Non, et Jérôme le dit dès la première phrase du livre, il n'est pas un héros et encore moins un super-héros. Sans oublier cette autre information qui a de quoi perturber n'importe qui : suite à un accident de la circulation, due à sa coupable et habituelle étourderie, Jérôme a passé un scanner. Et, sur les clichés de son crâne, une vilaine tache est bien visible...
Je crois avoir planté le décor, sans trop en dire. Restons-en là pour la partie récit. De la même manière, je n'entrerai pas dans le détail de la construction narrative, car elle est très surprenante. Mais de quoi allons-nous bien pouvoir parler dans ces conditions ? Eh bien, je vais y réfléchir, le temps d'une page de publicité... Euh, qu'est-ce que je raconte, moi ?
Même s'il faut laisser bien des aspects de ce thriller dans l'ombre, celle qui plane sur la ville, selon son titre, sans doute, il y a tout de même bien des aspects à aborder, rassurez-vous. A commencer par une remarque qui me tient à coeur : le thriller est un genre où l'on trace souvent son sillon, parfois un peu trop, et la rupture d'un livre à l'autre, surtout quand ce sont des one-shots, n'est pas toujours évidente.
Ici, entre "Seuls les vautours" et "Comme une ombre dans la ville", tout change, ou presque. Du village perdu au fin fond de l'Utah, on passe à la grande ville californienne, de l'emprise mormone sur Duncan's Creek, on se retrouve à San Francisco, l'une des villes les plus libérales du pays, du thriller choral, avec de multiples personnages, on se retrouve avec un seul homme au coeur de l'intrigue...
On pourrait sans doute encore poursuivre ces différences, mais on peut tout de même noter aussi quelques parallèles. En particulier, l'importance des secrets de famille, des choses que l'on cache, que l'on tait, qu'on essaye même d'enfouir au fond de son esprit et d'oublier... Et puis, il y a la place donnée au fantastique.
Dans "Seuls les vautours", cela tournait autour de la culture indienne, et cela fonctionnait parfaitement. Dans "Comme une ombre dans la ville", c'est donc le mythe du super-héros qui cristallise cela. Mais, dans le premier cas, on ne peut pas dire pour autant que le livre est un roman fantastique. Qu'en est-il pour ce nouveau thriller ?
Eh bien, vous vous en doutez, je ne vais pas vous répondre de façon claire et lapidaire. Mais, il convient d'expliquer que, là encore, Nicolas Zeimet amène le lecteur à se poser bien des questions. Jérôme le dit, il n'est ni un héros, ni un super-héros, et pourtant, il nous explique dans le même temps qu'il possède un don tout à fait remarquable et qui défie notre rationalité.
Mais alors qu'en est-il vraiment ? Peut-on croire ce que nous raconte Jérôme ? Non, il faut poser la question autrement : doit-on croire ce que nous dit Jérôme ? Le fantastique, c'est un contrat que le lecteur passe avec un auteur. Ce dernier dit : il se passe telle chose, croyez-le, comme un axiome mathématique dont on affirme la vérité mais sans pouvoir la démontrer.
Alors que nous dit Nicolas Zeimet ? Eh bien... à vous de vous faire une idée à ce sujet, car c'est, pendant un long moment, un sujet de cogitation qui vous occupera. Et ce n'est évidemment pas anodin, puisque cela influe directement sur la traque du tueur en série qui opère depuis quelques semaines dans les rues de San Francisco.
Et puis, il y a cette rencontre au sommet que nous propose Nicolas Zeimet : celle du super-héros d'un côté et celle du serial killer de l'autre. Ces dernières années, ces deux mythes modernes ont pris une place de plus en plus importante dans notre imaginaire, que ce soit en littérature, au cinéma ou à la télévision. Mais, les confronter n'est pas si évident.
Vous allez me dire que Batman, par exemple, traque des personnages qui n'ont rien à envier aux tueurs en série. C'est vrai, mais ceux que poursuit l'Homme Chauve-Souris sont eux aussi des personnages d'un univers fantastique. Alors que le tueur dont nous parlons est un simple humain, avec un pet au casque, sans doute, mais sans autre pouvoir que sa soif de souffrance et de sang.
Plus généralement, ce sont deux archétypes forts que Nicolas Zeimet met face-à-face dans ce thriller. Les incarnations les plus puissantes du bien et du mal que notre société connaisse. Super-héros, n'entrons pas dans le détail, c'est comme le Port-Salut, c'est écrit dessus. Quant au tueur en série, je vous renvoie à un certain nombre de billets sur ce blog où je décris ce personnage comme le croquemitaine du XXIe siècle.
Ah si, il y a quand même un mot à dire sur le super-héros tel que Nicolas Zeimet le met en scène dans "Comme une ombre dans la ville". Le parallèle que je vais faire n'est pas physique, mais purement dans la mise en perspective de l'archétype : il y a dans Jérôme quelque chose du personnage que Bruce Willis incarne dans le film de M. Night Shyamalan, "Incassable".
J'ai trouvé, même si les finalités sont différentes, que l'écrivain et le réalisateur jouait avec l'idée du super-héros un peu de la même manière, en confrontant à ce statut un personnage qui ne demande rien et qui n'aspire pas du tout à devenir une icone. Un super-héros malgré lui qui voudrait échapper à ce destin.
Laissons Bruce à son poncho dégoulinant qui ressemble à une cape de super-héros, et concentrons-nous sur Jérôme. Il nous l'explique : ce super-pouvoir, il l'a découvert enfant, en a fait usage pour sauver son père et puis, en grandissant, il l'a refoulé, au milieu de ses autres problèmes... Mais là, face à une adversité exceptionnelle et avec à coeur de sauver une victime de meurtre, il décide de le réveiller...
Une décision ponctuelle, on ne sent pas qu'il y ait chez Jérôme un déclic qui fait que, bientôt, il se planquera dans les dernières cabines téléphoniques existantes afin de délaisser un moment sa personnalité de dessinateur sans éclat pour devenir un des justiciers à costume extravagant qu'il a l'habitude de faire naître sur le papier.
Non, Jérôme n'est pas un super-héros, il n'en a pas la vocation mais peut assurer cette mission de façon intérimaire, quand la situation l'exige absolument. Et cela se présente quand il sent qu'il a, en face de lui, son âme damnée, son Venom, si l'on reprend le parallèle avec Peter Parker (comme le fait Jérôme dans le roman) ou son Samuel L. Jackson, si l'on reste sur "Incassable".
Reste à savoir comment peut réagir le tueur en série à cette adversité-là qui, il est vrai, peut surprendre... Mais, là encore, on a un être pluriel que travaillent des tendances profondes, une violence brute mise au service ou d'une folie, ou d'une perversité, il faudra voir ça de plus près, et cela peut s'avérer tout aussi explosif. Qui sait si ce tueur ne disposerait pas d'une forme de kryptonite capable de mettre en échec le super-héros à ses basques ?
Laissons ce débat en suspens, c'est au lecteur que vous êtes de le démêler, désormais, en vous plongeant dans "Comme une ombre dans la ville". Nicolas Zeimet nous emmène dans un univers torturé qui m'a également rappelé un épisode d' "Esprits criminels", me semble-t-il, mais chut, n'insistons pas là-dessus.
Le dénouement du roman est un point d'orgue, une espèce de long plan-séquence qui tressaute, nous embrouille, nous piège avant de déchirer le voile. On se dit qu'on voit venir le truc et puis non, et puis... Et puis on revient à cette construction narrative très intéressante qui nous donne une dernière partie ultra-efficace qui nous scotche à notre siège.
Nicolas Zeimet joue autant avec les aspects généraux de son intrigue qu'avec des détails, habilement glissés, ici et là, et qui alimentent les questionnements et les doutes du lecteur. Ensuite, il modifie quelques paramètres et ce simple changement de point de vue modifie toute la donne. C'est joliment fait, ça marche bien et ça tient en haleine le lecteur d'un bout à l'autre.
J'ai découvert ce jeune auteur à l'occasion d'un café littéraire que je devais animer (c'était il y a quelques jours) et je ne le regrette pas une seconde. Quel privilège j'ai de pouvoir profiter, chaque année, de cette position d'animateur pour faire des découvertes ! A se demander si ce ne serait pas mon super-pouvoir à moi, tiens...