En passant par Rome, un texte de Leila Zhour…

(C’est avec plaisir que nous présentons le texte d’une nouvelle collaboratrice, Madame Leila Zhour.  Soyez la bienvenue au Chat Qui Louche. AG)

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L’enlèvement des Sabines par Picasso

D’après la légende, Les Romains contemporains de Romulus, ont eu, en ces temps reculés, un problème de population féminine. Déficitaires, ils étaient. Ils auraient donc prospecté des compagnes un peu partout autour de leur petit village. Ce n’étaient certes pas les voisins qui manquaient : les Albains, les Volsques, les Èques, les Étrusques, les Sabins….

Bref, nos chers Romains manquaient de femmes. C’est ainsi que la légende explique la première guerre de Rome, contre les Sabins et leurs voisins. La manière dont la demande fut présentée aux sabins est cependant fort intéressante. Écoutons le très sérieux Tite-Live :

(Traduction latine pur jus, à peine allégée par mes soins) : Romulus leur envoya une ambassade ayant pour mission de leur offrir une alliance avec ce nouveau peuple par le sang et par les traités. « Les villes, disaient-ils, comme toutes les choses d’ici-bas, sont chétives à leur naissance ; mais ensuite, si leur courage et les dieux leur viennent en aide, elles deviennent une grande puissance et un grand nom. Vous ne l’ignorez pas, les dieux ont présidé à la naissance de Rome, et la valeur romaine ne fera pas défaut à cette céleste origine ; vous ne devez donc pas dédaigner de mêler avec des hommes comme eux votre sang et votre race. » Nulle part la délégation ne fut bien accueillie, tant ces peuples méprisaient et redoutaient à la fois pour eux et leurs descendants cette puissance qui s’élevait menaçante au milieu d’eux. La plupart demandèrent aux ambassadeurs en les congédiant pourquoi ils n’avaient pas ouvert aussi un asile pour les femmes ? Car au fond c’était le seul moyen d’avoir des mariages acceptables.

Étonnant que les Sabins aient refusé, les arguments étaient tellement bons, n’est-ce pas ? On connaît la suite de la légende. Organisant des jeux en l’honneur de Neptune, les Romains en profitent pour enlever les filles des Sabins en leur promettant mariage, honneur, et surtout la garantie d’une descendance libre et non pas servile. Certaines ont dû être tentées. Quelle fut la part de violence réelle dans cet « enlèvement », à supposer qu’il y ait un fond de vérité dans cette histoire ? On ne le saura jamais. La vraie question est cependant la place des femmes dans la cité romaine.

Les femmes telles que les voyaient les Romains, en effet, sont de précieuses poulinières, et, à ce titre, elles auront droit aux honneurs. Continuons avec un Tite-Live légèrement remastérisé :

Les victimes du rapt partagent ce désespoir (avec leurs parents) et cette indignation ; mais Romulus en personne, les visitant l’une après l’autre, leur explique « que cette violence ne doit être imputée qu’à l’orgueil et au refus de leurs pères de s’allier, par des mariages, à un peuple voisin ».

Elles vont cependant partager avec les Romains leur fortune, leur patrie en tant qu’épouses et s’unir à eux par le plus doux nœud qui puisse attacher les mortels en devenant mères. Elles doivent donc adoucir leurs ressentiments et donner leurs cœurs à ceux que le sort a rendus maîtres de leurs personnes.

Et de conclure (très fort ce Romulus) : « Souvent le sentiment de l’injure fait place à de tendres affections (syndrome de Münchhausen ?). Les gages de leur bonheur domestique sont d’autant plus assurés que leurs époux, non contents de satisfaire aux devoirs qu’impose ce titre (on appréciera), s’efforceront encore de remplacer auprès d’elles la famille et la patrie qu’elles regrettent. » À ces paroles se joignaient les caresses des ravisseurs, qui transformaient la violence de leur action en amour, excuses toutes puissantes sur l’esprit des femmes.
Si j’en crois Tite-Live, il suffit donc de dire aux femmes qu’on les aime et le tour est joué. Ce sont d’indécrottables sentimentales un peu godiches, attachées à leur confort matériel. Très flatteur, j’adore.
Bon. Le temps de l’Antiquité est révolu, et je ne peux aujourd’hui juger ni condamner Tite-Live. J’ignore son environnement culturel, religieux politique, affectif. Trop de siècles nous séparent et ses paroles, si elles déplaisent à la femme d’aujourd’hui, restent des mots venus d’un lointain passé.

Ce qui me semble autrement plus grave, c’est que cette vision qu’une moitié de l’humanité a de l’autre perdure sans faiblir, quasiment sans prendre une ride. Il ne semble même pas nécessaire d’y changer une virgule, quand on entend certains. Cela peut sembler incroyable, d’autant que cette mentalité ouvre sur les mêmes conséquences : enlèvement, mariages forcés, réification des femmes, viols, etc. Les femmes sont restées une clé dans nos sociétés machistes, une clé qui fait peur, car gardienne d’un verrou ouvrant sur un espace de liberté et d’égalité dont personne ne veut.

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Adam et Ève de Cranach. Vers qui pointe le serpent ?

Les chrétiens ont véhiculé l’idée que la femme était un élément pervers nécessaire. L’humanité a besoin de leur ventre et de leurs ovaires bien que, faibles par nature, elles soient plus sensibles aux sirènes de Satan, donc facilement agents du mal. Il est impossible de les supprimer. Il fallait donc les contenir. Les circonscrire dans un cercle d’influence le plus restreint possible et, plus fort encore, leur faire admettre et accepter cette prison sociale. Si on y songe, il y a peu de pensée aussi dégradante qui celle-ci et pourtant aussi universellement partagée. Étonnant, non ? Pour parodier l’ami Desproges.

Greffé sur une longue tradition judéo-chrétienne coupée d’animisme arabe, l’islam, en spoliant Fatima de son héritage au bénéfice d’Ali parce qu’il était un homme, a confirmé son statut de bien meuble, précieux certes, mais toujours à surveiller, toujours inférieure en nature, en droits, en responsabilités, en libertés. La Femme, partout et toujours, est cet élément suspect, incontrôlable, qu’il convient de maintenir sous tutelle afin que rien de ce qu’elle est ni de ce qu’elle apporte (dot et descendance), n’échappe à l’homme. Quelques sociétés matrilinéaires existent de par le monde, bien sûr, et les Occidentaux s’en émerveillent, les étudient, essaient de comprendre comment c’est possible (je caricature à peine), sans pour autant trouver cela transposable. C’est simplement inconcevable.
Tout ce qui précède a bien entendu le défaut des généralisations. « Les femmes », « Les hommes », « Les Occidentaux ». Partout existent des féministes, partout existent des esprits qui ne voient en l’autre, quel que soit son sexe, qu’un égal, un esprit à part entière, libre et intelligent.

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Les quelques lycéennes qui ont pu s’échapper dès 2014

Cette mise au point étant faite, force est de reconnaître que la tendance ne va pas dans le bon sens. Pour quitter le sentier des généralités, il n’y a qu’à revenir sur le tristement célèbre enlèvement des lycéennes de Chibok, au Nigéria, en mai 2014. La boucle est ainsi bouclée. Quel que soit leur sort aujourd’hui, il est révélateur d’une mentalité « à la romaine » et ces jeunes Nigérianes sont les modernes Sabines d’un monde qui ne veut ou ne peut laisser aux femmes la place qui leur revient. Or, la réalité contemporaine est bien moins facile à enjoliver que la légende de Romulus. Rapt, viol, exploitation sexuelle et militaire, réduction en esclavage et j’en passe…
Plus soft, en France, dans les crises économiques répétitives qui ont pris la suite des trente glorieuses, on assiste régulièrement à des incitations (plus ou moins déguisées) en direction de la gent féminine pour qu’elle reste au foyer pendant que ces messieurs s’occupent du reste.

Très honnêtement, je ne pense pas que les femmes au pouvoir soient meilleures que les hommes. On en connaît d’honorables, on en connaît d’épouvantables, inutile de rappeler ici leurs noms. L’humanité dans son ensemble me paraît bien pauvre en générosité pour faire avancer le monde vers un avenir radieux de paix et d’équité, mais c’est là un autre débat.

Il faut en réalité demeurer vigilant et vigilante. Le statut des femmes, leur liberté, leur respect est l’affaire de toutes bien sûr, mais de tous aussi. C’est un combat. Il ne fait pas de chacune une Walkyrie hystérique telle qu’on aime caricaturer les féministes, mais il fait de chacune et chacun une vigie. Quand un supérieur hiérarchique parle mal à quelqu’un parce que c’est une femme, quand il est tout fielleux avec un autre parce que c’est un homme, on ne peut l’accepter. Les différences de salaires, les réflexions salaces, la discrimination au travail, ce n’est pas la violence de Boko Haram, mais c’est sous-tendu par le même mépris : le monde appartiendrait aux hommes et les femmes n’y sont qu’un mal nécessaire qu’on transforme en objet de plaisir, de divertissement, d’exploitation, selon l’époque, l’humeur ou la culture.

La moitié des hommes sont des femmes, comme le dit la boutade. La complémentarité est évidente, réelle. Refuser de l’admettre simplement parce qu’on a l’habitude qu’il en soit ainsi, c’est inacceptable. S’imaginer un instant qu’on est supérieur à l’autre pour une question morphologique, c’est tout simplement ridicule. Cela défie l’entendement et n’est justifiable par aucun argument. Strictement aucun. C’est juste, je le redis, une habitude multiséculaire. Rome n’avait certainement pas inventé le machisme et la misogynie, mais elle les a ancrés dans nos esprits, dans nos chairs parce qu’elle s’est appuyée sur l’écrit pour rendre pérenne son mode de pensée. En inscrivant dans l’Histoire, dans la Loi, dans la Religion, qu’un acte emblématique comme l’enlèvement des Sabines était légitime, excusable, et somme toute une bonne chose puisque Rome est devenue l’Urbs, cela a perpétué l’odieux, le pire de l’humain, et a rendu possible encore aujourd’hui des événements comme ceux de Chibok.

Je rêve qu’un jour le féminisme n’existe plus, perde sa raison d’être. Je rêve qu’être un homme ou une femme ne soit plus qu’une simple différence entre les êtres. Mais je sais pertinemment que pour que ce rêve prenne forme, c’est en soi qu’il faut agir, chacun, chacune, en traquant ces relents de mépris, de bêtise et d’indifférence. Chaque jour. Partout.

LZ

Notice biographique

Leila Zhour est née à Paris. Elle écrit des poèmes et des nouvelles. Elle a publié La nuit dévoilée, (poésie), alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecÉditions En Marge, Québec, 2000 ; Légendes intérieures, (poésie), Éditions de l’Ours blanc, Paris, 2002 ; Dans l’envers du silence, (poésie), Éditions de l’Ours Blanc, Paris, 2009 et Traces, L’Harmattan, Paris, 2014.
Elle a fait des études de littérature comparée et vit actuellement aux Comores, à Mayotte. La poésie reste son mode de création le plus cher, sa « voie », en quelque sorte.
On peut lire ses textes sur ce lien : https://www.facebook.com/LeilaZhour/