INTERVIEW – « Mélanger western et sexualité, c’est un peu comme une expérience de chimiste »

Frederik Peeters et Loo Hui Phang

« L’odeur des garçons affamés » est l’un des événements BD de ce printemps. Ce western intense et ambigu, dans lequel un photographe et un jeune garçon vivent une histoire d’amour interdite dans les paysages grandioses de l’Ouest américain, peut d’ores et déjà être considéré comme l’une des bandes dessinées les plus réussies de l’année 2016, tant au niveau du dessin qu’au niveau du scénario. Le dessinateur suisse Frederik Peeters et la scénariste franco-laotienne Loo Hui Phang étaient de passage dans les bureaux bruxellois des éditions Casterman il y a quelques jours. Nous en avons profité pour leur poser quelques questions sur cet album envoûtant.

Comment est né ce projet?

Loo Hui Phang: En réalité, nous nous sommes rencontrés parce que nous étions tous les deux édités chez Atrabile. Lors d’un festival à Lausanne il y a 7 ou 8 ans, Frederik est venu vers moi en me demandant si j’avais un scénario pour lui.

Frederik Peeters: J’ai tenté le coup parce que j’avais aimé les livres publiés par Loo Hui Phang chez Atrabile, mais aussi sa BD “Prestige de l’uniforme”. Les scénaristes qui m’intéressent sont très rares. Du coup, quand j’en tiens un, je n’hésite à aller vers lui ou vers elle pour lui proposer des choses.

Loo Hui Phang: De mon côté, je connaissais le travail de Frederik, que j’aimais beaucoup, mais je me disais qu’il n’avait pas besoin de moi. Ca m’a beaucoup touchée qu’il me propose de travailler avec lui, mais je n’avais pas de scénario tout fait sous la main. Heureusement, cela tombait bien parce que de son côté, Frederik était alors sur le point d’entamer une grande épopée de science-fiction et il m’a toute de suite dit qu’il n’aurait pas le temps pour mon scénario avant plusieurs années. Ce qui m’arrangeait, parce que je travaille lentement. Au final, il m’a fallu 6 ans pour écrire le scénario de “L’odeur des garçons affamés”.

Est-ce que cela met une pression supplémentaire quand un dessinateur aussi coté que Frederik Peeters vous demande de lui écrire un scénario?

Loo Hui Phang: Non, pas du tout, je ne me mets pas ce genre de pression. Au contraire, ça a été un plaisir pour moi d’écrire sur mesure et d’imaginer quel scénario irait bien avec le style de Frederik. Et puis, son dessin permet beaucoup de choses, parce qu’il est précis et très expressif. En tant que scénariste, le dessin de Frederik permet de faire passer une complexité de sentiments et d’émotions qui est très fine. Il y a une parfaite lisibilité dans son dessin, c’est très agréable.

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Est-ce que vous saviez dès le départ que vous vouliez faire un western?

Loo Hui Phang: Non. En réalité, je suis d’abord venue voir Frederik avec un panier de 3 idées, parmi lesquelles un western avec de l’homosexualité dedans. J’ai été ravie que Frederik choisisse celle-là, car c’était mon idée préférée! Ce qui intéressait Frederik, c’était de pouvoir aller sur un terrain où il n’était pas encore allé. Il aimait le défi de dessiner des chevaux, par exemple, qui est l’une des choses les plus difficiles à faire pour un dessinateur de bandes dessinées. Pour le coup, il a été servi, parce que dans cet album il y a non seulement beaucoup de chevaux, mais on les retrouve dans tous les états et toutes les positions!

Frederik Peeters: Effectivement, j’ai rempli quelques dizaines de pages avec des dessins de chevaux. Je confirme que c’est difficile à dessiner, mais c’est le cas aussi pour plein d’autres choses. Parvenir à dessiner convenablement une Renault Twingo ou une Fiat Punto, c’est tout aussi compliqué! Pour m’entraîner, je suis allé dans la campagne genevoise, où j’ai dessiné des chevaux dans des enclos. Malheureusement, c’était totalement inintéressant parce qu’en Europe, nos chevaux sont des chevaux bourgeois, qui restent plus ou moins tout le temps dans la même position. Ce n’est pas comme dans les westerns, où il faut qu’il y ait du mouvement. Il faut qu’on sente le muscle frémissant!

Le western, c’est un genre qui vous plaît?

Loo Hui Phang: Oui tout à fait. J’ai vu énormément de westerns quand j’étais petite. Je ne me souviens ni des titres des films ni des noms des réalisateurs, mais par contre, j’ai en tête une sorte de magma d’images. Et à chaque fois, elles me transportent. Il y a aussi des résonances avec mon histoire personnelle. En écrivant ce scénario, j’ai compris qu’il y a dans le western des thèmes qui me touchent de près: la colonisation, l’exil, les génocides, la question de l’occidentalité. Ecrire un western était donc aussi une manière de parler de moi.

Frederik Peeters: Au-delà du western en soi, c’était surtout l’association avec une certaine ambiguïté sexuelle qui m’intéressait dans cette histoire.

Vous aimez détourner les genres, non?

Frederik Peeters: Oui, c’est vrai. Mon but n’est pas du tout d’être iconoclaste, mais j’ai avant tout la volonté d’essayer autre chose par rapport à ce qui a déjà été fait par d’autres. Je préfère me planter en étant original plutôt que de réussir un exercice de style ou d’hommage pur.

Comment avez-vous nourri votre imagerie western? Avez-vous revu certains films?

Loo Hui Phang: La base de cette histoire, ce sont deux expos photos que j’ai eu la chance de voir à Paris. L’une sur les photographies spirites, l’autre sur les missions photographiques. J’ai trouvé ça passionnant. Ensuite, pour compléter ma documentation, j’ai lu sur les Comanches, sur les chevaux, un peu sur l’histoire américaine. Pendant toute l’écriture, j’ai aussi été accompagnée par la musique du film “L’assassinat de Jesse James”. Avant de me mettre à écrire, je me passais cette musique, pour me mettre dans l’ambiance d’un western lent, contemplatif et crépusculaire. C’est la sensation que je voulais avoir.

Frederik Peeters: Au niveau graphique, j’ai tellement d’images de films en tête qu’elles ont transpiré toutes seules sur le papier. S’il y a des inspirations, ce sont donc avant tout des réminiscences, parce que pour dire la vérité, je n’ai pas fait mes devoirs avant de commencer à dessiner cette BD. Je n’ai pas revu de films particuliers, par exemple. La seule chose que j’ai lue, c’est le diptyque de “L’Allemand perdu” de Blueberry, que je n’avais d’ailleurs jamais lu. Je me suis dit que j’avais quand même le devoir de lire Blueberry, ne serait-ce que pour savoir ce qui avait déjà été fait.

L'odeur des garçons affamés (extrait 2)

“L’odeur des garçons affamés” a également une dimension fantastique très marquée…

Loo Hui Phang: Toutes mes histoires ont une part de fantastique. Ca vient de mon éducation bouddhiste et des histoires de fantômes que j’ai entendues toute mon enfance de la bouche de mon père. Je suis née au Laos, où toutes ces croyances-là sont très vivaces et font partie du quotidien. Là-bas, c’est très normal de vivre avec des fantômes. Il y a une porosité entre le monde visible et invisible.

Et puis bien sûr, votre histoire est aussi très sexuelle. Est-ce qu’on peut dire que “L’odeur des garçons affamés” est le western le plus sensuel de l’histoire de la BD?

Loo Hui Phang: Je ne sais pas. Honnêtement, je ne lis pas de westerns en bande dessinée parce que c’est un genre tellement codifié que je n’arrive pas à y trouver une porte d’entrée. La sexualité fait partie des histoires que je raconte, car elle fait partie de la vie. Il y a des gens qui sont fascinés par la violence, moi je suis fascinée par la question de la chair et des sentiments, et surtout par la manière dont tout ça est mêlé. Je suis particulièrement intéressée par la question de la non-identité sexuelle, du non-genre. Cela me paraissait donc très intéressant d’injecter ces éléments dans le western. Finalement, c’est un peu comme une expérience de chimiste: on prend un substrat, on y ajoute des éléments étrangers et on regarde quelle réaction ça va provoquer.

Frederik Peeters: C’est précisément parce que je voulais faire quelque chose de très sensuel que j’ai choisi de dessiner cet album à la plume, ce qui n’avait pas été le cas sur mes albums précédents. Grâce aux petites hachures, la plume permet de mieux travailler les plis de la peau, les creux, les clavicules, qui souvent ne sont qu’un trait quand on les dessine au pinceau. Il fallait que ce soit très fin. La partie la plus délicate était de bien doser le physique de Milton, le jeune homme de l’histoire. Il fallait que ce personnage fonctionne à la fois comme garçon et comme fille, notamment au niveau de sa poitrine et de ses hanches. L’autre écueil était de parvenir à rester dans l’homosexualité mais sans jamais verser dans la pédophilie, parce que sinon on aurait risqué de perdre le lecteur. Il fallait que ce soit troublant, mais pas gênant.

Loo Hui Phang, vous êtes également active dans d’autres domaines artistiques, notamment le cinéma. Pensez-vous que cette histoire pourrait être adaptée pour le grand écran?

Loo Hui Phang: Oui, je crois que ça fonctionnerait très bien au cinéma. Si on me le propose, je ne dirais pas non. Mais si cela devait arriver, je ne laisserais à personne d’autre le soin de faire le film. C’est moi qui en assurerais la réalisation.

Frederik Peeters: Et si c’est Clint Eastwood qui te propose de le faire?

Loo Hui Phang: Non, je ne serais pas d’accord, car je le trouve un peu raide dans sa réalisation. Selon moi, il faut de la souplesse et de la sensualité pour adapter cette histoire.

Frederik Peeters: Et si c’est Xavier Dolan? Ou un autre grand nom à qui tu ne peux pas dire non?

Loo Hui Phang: Disons que si c’est David Lynch, alors oui, c’est d’accord.

Frederik Peeters: Mais il faudrait des gros moyens pour réaliser ce film, non?

Loo Hui Phang: Non, pas tant que ça. Je pense à quelque chose dans le genre de “Jauja” avec Viggo Mortensen. C’est vraiment un très beau film, même si je pense que le réalisateur n’a pas eu énormément d’argent pour le faire.

“L’odeur des garçons affamés” a été très bien accueilli depuis sa sortie. Fort de ce succès, est-ce que vous envisagez déjà de retravailler ensemble sur un autre album?

Frederik Peeters: C’est marrant, parce qu’on nous pose souvent cette question, alors que nous-mêmes on ne se la pose pas.

Loo Hui Phang: Pour l’instant, il n’y a rien de prévu mais si une bonne idée d’histoire arrive, pourquoi pas? De mon côté, je ne dis pas non en tout cas.

Frederik Peeters: Oui, pourquoi pas? Mais ce ne sera pas pour tout de suite, car nous sommes chacun occupés pour encore quelques années. Et puis je dois bien avouer que j’ai un côté un peu mercenaire. J’ai du mal à imaginer des partenariats à long terme, que ce soit avec d’autres auteurs ou même avec des éditeurs.

L'odeur des garçons affamés (extrait 3)