"Ne comprenez-vous pas que tout est perdu sitôt qu'on permet à des livres de penser à notre place ?"

Par Christophe
Rien que cette phrase de titre pourrait servir de base à un billet, tant il y aurait à dire. Mais rassurez-vous, c'est bien d'un livre dont nous allons justement parler, à condition que vous ne le laissiez pas penser à votre place, bien sûr. Et vous allez voir que cette boutade n'en est peut-être pas tout à fait une... Voici un roman historique et un conte philosophique contemporain, hommage aussi aux pionniers de ce genre littéraire. "Le dernier chasseur de sorcières", de James Morrow, au Diable Vauvert, est une histoire foisonnante, pleine d'ironie et de scènes qui marquent l'esprit, où l'on croise des personnages bien réels embarqués dans un récit fou, fou, fou, mais aussi de nombreuses références philosophiques et scientifiques, car c'est bien l'un des centres névralgiques de ce livre. Mais aussi, un avertissement contre toutes les formes de fanatismes...

1688. Jennet est une jeune Anglaise de 10 ans qui a plusieurs particularités. La première, c'est qu'elle est la fille de Walter Stearne qui exerce le dur labeur de chasseur de sorcières. Il espère bien, en s'appuyant sur un texte de 1604 censé combattre l'hérésie sous toutes ses formes, obtenir pour sa mission un statut officiel de la part de la couronne.
Une charge qui, dans un premier temps, lui permettrait de s'assurer une rente plutôt confortable et, dans un second temps, qu'il transmettrait à son fils, Dunstan, le jeune frère de Jennet, qu'il compte bien former à la détection et la mise hors d'état de nuire des sorcières. Il dispose pour cela de tout un arsenal très au point, mais aussi d'une interprétation tout à fait personnelle des signes...
Eh oui, une sorcière ne se reconnaît pas qu'à ses actes, mais bien à tout une nomenclature de signes que le bon chasseur (oui, dans ce domaine-là aussi, il y a les bons chasseurs et les mauvais chasseurs, mais Walter, c'est un bon chasseur...) sait interpréter au premier coup d'oeil. Des méthodes infaillibles qui ont permis de faire condamner et exécuter des centaines de personnes dans tout le royaume.
Mais, lorsque les mâles Stearne courent la campagne à la poursuite de ceux et celles qui font commerce avec le démon et les livrent à la justice des hommes et de Dieu, Jennet, elle, reste chez sa tante, la soeur de sa défunte mère. Un peu jalouse de ne pas accompagner son père, elle se rattrape dans un tout autre domaine : la science.
En effet, Lady Isobel Mowbray est une philosophe et une scientifique reconnue dans tout le pays. Avec une autre enfant de son âge, fille du pasteur local, Jennet suit donc des cours de philosophie naturaliste auprès de Tante Isobel et ces expériences captivent la demoiselle, pour qui sa tante est un véritable modèle. Et il y a encore tant à apprendre !
En tant que femme de science et de progrès, Isobel Mowbray regarde l'activité de son beau-frère avec un oeil critique. Sans être athée, au contraire, sa science reste très théiste, Isobel ne croit pas aux sorcières et encore moins aux démons. Et elle se dit qu'elle pourrait mettre à profit les cas mis au jour par Walter pour pratiquer quelques expériences à la pointe de la science.
L'idée, rassurez-vous, n'est pas de mener des expériences sur les hommes et les femmes déclarés sorcières, mais sur les animaux qui leur sont associés. Ces animaux sont un des signes que repèrent Walter et ses confrères dans l'entourage de ceux qu'ils accusent : chats, chouettes, serpents, hérissons, un bestiaire satanique innombrable qui permet de confondre à coup sûr les sorciers et sorcières.
Isobel voudrait pouvoir examiner ces animaux, car elle pense que les chasseurs font fausse route, que ces pauvres bêtes n'ont rien de satanique, pas plus que les personnes à qui ont les lie d'office. Et, si elle pouvait démontrer que ces animaux n'ont absolument rien de corrompu, alors, elle pourrait affirmer que les démons n'existent pas.
Une telle mise en évidence pourrait alors permettre de mettre un terme à cette pratique barbare qui coûte la vie à tant d'innocents. Mais, dans ce but, elle a besoin d'un appui, un appui incontestable, quelqu'un qui fait référence, quelqu'un d'intouchable : Isaac Newton. Le plus grand scientifique de son temps. Mais, à son grand dam, le Grand Homme ne donne pas suite...
Le problème, c'est que ces recherches vont valoir des ennuis et même bien pire à Isobel : bientôt, la voilà à son tour accusée de sorcellerie et jugée. Les preuves rassemblées par Walter lui-même sont accablantes... Jennet tente alors le tout pour le tout : elle s'enfuit et se rend auprès de Newton pour solliciter son témoignage, certain qu'il innocentera sa tante.
Mais, décidément, Newton n'est pas l'homme providentiel que l'on croit : au contraire, son témoignage grandiloquent ne fait qu'enfoncer la pauvre Isobel, rapidement condamnée à mort. Et, pour en faire un exemple, on décide non pas de la pendre, comme le veut la tradition anglaise, mais de la brûler, comme le font ces rustres de Français...
Jennet est outrée, scandalisée, désespérée, mais rien n'y fait. Elle ne parvient pas à sauver sa tante, tout juste réussit-elle à éveiller quelques doutes chez son père, mais sans plus... Alors, devant le bûcher; la jeune fille fait un serment : elle n'aura de cesse de trouver les preuves scientifiques de l'inexistence des démons pour faire abroger une fois pour toutes la loi de 1604...
Pardon pour cette mise en bouche un peu longue, ne vous inquiétez pas, le roman de James Morrow fait 700 pages, tout cela ne concerne que la première partie du livre et ce résumé laisse même volontairement quelques éléments dans l'ombre ou judicieusement tronqués pour ne pas trop vous en dire, si vous ne l'avez pas encore lu.
Ainsi commence l'incroyable parcours, particulièrement mouvementé, de Jennet, fille et soeur de chasseurs de sorcières, obnubilée par l'idée de faire cesser ces pratiques. On va la suivre plus d'un demi-siècle dans cette quête folle, au gré des aventures qui vont marquer son existence, entièrement consacrée à la science, du moins quand le destin ne vient pas s'emmêler.
Outre un clin d'oeil très appuyé à Daniel Defoe et à son "Robinson Crusoë", James Morrow joue avec le genre du conte philosophique et du roman d'aventures. C'est d'ailleurs plutôt vers Jonathan Swift, l'auteur des "Voyages de Gulliver", mais aussi vers le Voltaire de "Candide" qu'il lorgne, assortissant son récit plein de rebondissements et de rencontres d'une ironie souvent mordante.
Les trois siècles de recul entre la période décrite et l'écriture du roman autorisent l'auteur à utiliser dans son jeu des personnages d'époque : Isaac Newton, qui est le fil conducteur de l'histoire, même s'il n'a pas vraiment le beau rôle, contrairement à ses idées, Benjamin Franklin, véritable personnage principal, mais aussi le très puritain Cotton Matters ou encore Monstesquieu, pour n'en citer que quelques-uns...
Si la rencontre avec Jennet se fait dans le respect du contexte historique, James Morrow place pourtant tout le monde dans des situations souvent inattendus, la palme revenant à Benjamin Franklin, qui va se retrouver lui-même embarqué dans les aventures de Jennet, dont il ne sortira pas indemnes, mais renforcé dans ses convictions et plus sûr encore de ses ambitions scientifiques et humanistes.
En filigrane de l'odyssée de Jennet, le passage d'une ère à l'autre. Lorsque s'ouvre le roman, en 1688, la Renaissance, qui a tant apporté aux arts, mais aussi aux sciences, s'essouffle, périclite. Peu à peu, des idées nouvelles vont s'imposer, des progrès remarquables vont permettre de nouvelles avancées, le Siècle des Lumières va prendre le relais.
Mine de rien, cette transition est loin d'être anodine. Car, dans le même temps, c'est une révolution philosophique qui s'opère : le règne de la foi comme seul référent touche à sa fin, est venu l'heure de l'avènement de la raison. Un passage qui se fait plus ou moins rapidement selon les lieux et, dans l'Amérique puritaine de l'époque, c'est loin d'être acquis...
Sciences et religion sont au coeur de ce livre, dans un duel à fleurets mouchetés, car ce ne sont pas forcément les deux notions qui s'affrontent directement, mais leurs serviteurs les plus zélés. Ceux pour qui combattre le démon, c'est servir Dieu et qui connaissent par coeur tous les passages de la Bible traitant de ce sujet, et ceux qui cherchent des explications rationnelles et scientifiques à chaque phénomène.
Au coeur de ces deux visions du monde, des livres. La Bible, bien sûr, mais elle n'est pas la seule base de la pensée unidimensionnelle des chasseurs de sorcières. Le "Malleus Maleficarum", traité commandé par Innocent VIII à la fin du XVe siècle, fait encore référence auprès de ceux qui pérennisent la sainte mission des Inquisiteurs d'antan...
De l'autre côté, c'est évidemment l'oeuvre de Newton qui se dresse, avec sa vision révolutionnaire du monde, et pas seulement la gravitation, mais aussi son travail sur la lumière et tant d'autres domaines. Et l'ouvrage de chevet de Jennet, ce sont ses "Principes mathématiques de la philosophie naturelle", sur lequel elle fonde une grande partie de sa pensée.
Et c'est là que le génie satiriste de James Morrow s'invite. Car, figurez-vous que ce sont ces "Principes mathématiques de la philosophie naturelle" qui... sont le narrateur du roman. Oui, c'est un livre qui raconte les aventures de Jennet Stearne, avec un art consommé de la digression (je préviens les amateurs de narration linéaires, le livre s'invite régulièrement dans le cours du récit).
Je vous laisse découvrir comment tout cela s'articule, mais le livre raconte en parallèle de l'histoire de Jennet, sa lutte à couteaux tirés, véritable guerre entre ouvrages, avec le "Malleus Maleficarum". C'est fin, drôle, et ces passages pourraient tout à fait rejoindre l'univers déjanté, surréaliste d'un Jasper Fforde, par exemple.
Mais, derrière cela, se pose la question du livre comme unique base de la pensée. James Morrow vise bien entendu la religion, et en particulier les religions monothéistes qu'on appelle d'ailleurs religions du livre, mais pas uniquement. On comprend bien dans sa démarche que la raison, elle aussi, si elle se limite aux préceptes d'un livre, peut vite donner lieu à la naissance de fanatismes...
On retrouve dans cet avertissement quelque chose qui était déjà au coeur d'un autre roman mettant en scène des scientifiques : "les arpenteurs du monde", de Daniel Kehlmann, qui retrace la rivalité snas pitié entre Humboldt et Gauss. Le premier est un voyageur et un expérimentateur qui ne juge que par les expériences qu'il peut réaliser sur le terrain, l'autre est un théoricien qui vit dans un monde abstrait.
Dans "le dernier chasseur de sorcières", c'est un peu la même chose : face à son père, puis à son frère et à leurs séides (dont Abigail Williams, à qui James Morrow prête une vie bien différente que ce que l'on connaît officiellement d'elle), Jennet va toujours chercher à présenter des théories solidement étayées par des expériences et des preuves.
Difficile de faire plier des fanatiques qui récitent les critères définissant une sorcière comme un credo, mais elle espère pouvoir y parvenir en leur mettant le nez sur des évidences physiques qu'ils ne pourront ensuite contester. Un impératif, car le livre de Newton, aussi fondamental soit-il dans sa quête, repose sur des préceptes qu'elle va découvrir erronés...
Oui, la science évolue en permanence, on apprend tout les jours quelque chose, on cherche, on expérimente, on découvre, on prouve... La vie de Jennet, c'est cela, plus encore lorsqu'elle aura pour partenaire le très imaginatif Benjamin Franklin et sa passion pour le magnétisme et l'électricité. Là encore, on voit bien la transition vers la modernité qu'incarne ce personnage.
Mais vous devez vous dire que ce roman doit être bien rébarbatif si l'on y parle de sciences, de philosophie, de théologie, et vous vous trompez. Le talent de James Morrow, c'est d'enrober tout cela dans une histoire débridée, pleine d'événements inattendus et d'une douce folie, dans laquelle plonge le lecteur avec délice.
Il propose ensuite quelques temps forts qui interpellent autant qu'ils sont divertissants, grâce à un sens de la mise en scène et de la narration remarquable. Jennet, qui n'est pas un personnage lisse, qui sait parfois se montrer un peu agaçante, souvent froide, portée par la mission qu'elle s'est donnée et qui prime sur tout le reste, est une femme de caractère et combat frontalement un ennemi bien plus puissant.
En cela, elle mérite le nom d'héroïne. Et même plus encore, car elle va chercher à s'inscrire dans l'impressionnante lignée de ceux qui ont changé, si ce n'est le monde, au moins la vision qu'on en a, et qui va d'Aristote à Newton. L'énergie qu'elle consacre à son combat, contre les siens, contre le pouvoir politique et plus encore religieux, est infinie et jamais elle ne se décourage.
Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que ce sont deux femmes qui incarnent véritablement la raison dans ce roman, face à des hommes qui sont bien moins flexibles, bien plus arc-boutés sur leurs idées. Oui, on ne peut que ressentir de l'admiration devant ce personnage que l'on suit pendant 700 pages, car elle n'agit pas en fonction de ce qu'elle croit, mais de ce qu'elle sait.
James Morrow, diplômé de Harvard, fin connaisseur de la chose philosophique et scientifique, donne ici une formidable leçon d'humanisme. Mais, si le fond de l'histoire est terriblement sérieux et s'il nous concerne tous, même encore en ce XXIe siècle agité et torturé, le romancier fait passer son message avec cet humour ironique et gentiment cynique qui fait mouche et vaut au lecteur quelques instants de franc plaisir.