Bêtise et suffisance, par Jean-Pierre Vidal…

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161. — Vous voulez faire d’un être humain un consommateur, c’est-à-dire quelqu’un qui ne vive que du désir de votre production, enlevez-lui la faculté de penser. Les médias s’y emploient jour après jour.

162. — Le mal et la bêtise ne peuvent que prévaloir. Parce qu’ils sont plus faciles. Et surtout infiniment plus rapides.

163. — Le XXe siècle aura connu, malgré le discours officiel des publicistes et des médias, le rétrécissement progressif, mais de plus en plus accéléré de la sphère individuelle. D’abord, rien n’est plus important que ma propre vie : voilà pourquoi nous n’avons plus d’armées ; seuls les terroristes et les gangsters sont prêts à mourir. Ensuite, rien n’est plus important que mon intérêt : et c’est ainsi que nous n’avons plus de projet social ; les sectes et les groupes d’achat sont notre seul espace collectif. Enfin, rien n’est plus important que mon intérêt immédiat : dès lors l’éducation nationale est partie en fumée ; nous ne prenons plus la peine d’apprendre que des gestes sportifs et des habiletés comptables. Notre moi est obèse, mais ne contient plus que le vent de notre inanité et le gras de notre suffisance.

164. — La rapidité obligatoire, la circulation folle et quasi policière (« circulez, y a rien à voir ») ont pour résultat qu’il faut consommer les livres quand ils sortent sous peine de ne plus jamais les retrouver sinon dormant dans l’ennui des bibliothèques publiques.

165. — Au cours des siècles, l’éducation morale a appris aux individus à assumer les conséquences de leurs actes. Aujourd’hui, le conformisme médiatisé qui tient lieu à tous de morale montre à chacun comment se défiler des conséquences de ses démissions.

166. — Toute œuvre est toujours un extrait de dimensions variables d’un tout non seulement improbable, mais même impossible.

167. — Imaginer l’avenir raccourcit le présent et ossifie le passé. Mais ça s’appelle vivre, aussi.

168. — Si la bêtise s’étale partout c’est que dans sa façon d’apparaître elle se montre couramment plus spectaculaire que l’intelligence et surtout plus rapide, non pas à agir puisqu’elle ne fait que béer, mais à se dévoiler dans toute sa nudité crasse et heureuse. Et l’hypermédiatisation multiplie encore ses pouvoirs, la diffusant, la répercutant, la faisant germiner comme le virus qu’elle est.

169. — Les religions ont toujours aménagé l’espace de Dieu en ménageant les hommes, comme si le Verbe n’était qu’un petit problème de conjugaison ; maintenant elles le gèrent comme un fond de retraite.

170. — La suffisance n’est jamais qu’une insuffisance qui s’ignore.

Notice biographique

Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969.  Outre des centaines d’articles dans des revues universitaireschat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, québec, littératurequébécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012.  Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (SpiraleTangenceXYZEsseEtcCiel VariableZone occupée).  En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe.  Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)